Pacome Thiellement.com

Le syndrome d’Aladin
Contexte : Centre Pompidou

Présentation :

Conférence réalisée le 9 février 2018 à 19h. En préambule de la conférence, Pacôme a écrit un texte. Ce texte est posté sur Facebook le 9 février 2018 à 10h avec la présentation suivante :

Ce texte est une première ébauche de long article ou de petit essai à venir (pour Mon Lapin Quotidien n°6 probablement ; peut-être pour un livre). Il fait état d’un premier débroussaillage des éléments impliqués par la notion d’effet Mandela. Mais il y a certainement beaucoup plus à dire – d’autres exemples, d’autres hypothèses, d’autres possibilités.

A vous de me dire ce que vous inspire cette histoire. Aujourd’hui Vendredi 9 février entre 19h et 21h au Centre Pompidou, Petite Salle, pendant la rencontre (à la fois IRL et sur Youtube) "L’Internet de Pacôme Thiellement", je répondrai et commenterai en direct vos propositions, références et orientations et enrichirai ce texte grâce à vous, mes amis de la Grande Facebouquerie, si vous le voulez bien. Vous pouvez commencer à commenter et à discuter dès maintenant, mais je vous rejoins ce soir à 19h pétantes.

Vous pouvez retrouvez, l'intégralité des échanges sur Facebook ICI.


Ca commence par une question posée par un internaute anonyme sur le forum Yahoo Answers : "N’y avait-il pas un film au début des années 90 où l’humoriste Sinbad jouait un génie semblable à celui de Aladin, mais en bon à rien ? Aidez-moi à le retrouver, ça me rend dingue."

Nous sommes en 2009. Pendant deux ans, aucune réaction. Et puis, en 2011, un autre internaute pose la même question sur le site Reddit. Puis un autre s’y met. Puis un autre. Et encore un autre. Cinq ans plus tard, ce sont des centaines de gens qui recherchent le film avec Sinbad, qui ne le retrouvent pas et que ça rend dingue. Ils ont le souvenir d’une même intrigue et revoient encore l’affiche du film : elle est violette avec le titre Shazaam en lettres jaunes. Mais, plusieurs fois interrogé, Sinbad, de son vrai nom David Adkins, dément avoir joué dans un film pareil. Il y a bien eu un film nommé Kazaam dans les années 1990, avec le basketteur Shaquille O’Neal dans le rôle d’un génie, mais les spectateurs de Shazaam n’acceptent pas l’idée d’une confusion ou d’une confabulation. Parmi les témoignages, on peut lire une fille qui déclare : "Mon mec vient du Pérou et je lui ai demandé s’il connaissait Sinbad. Il a répondu directement : Le mec du film avec le génie ? Je l’ai vu au Pérou quand j’étais petit." Et quelqu’un d’autre : "Ca me donne le vertige. Je me souviens précisément d’avoir vu ce film et que le film avec Shaq ne m’intéressait pas du tout, parce que je me disais : Ils ont copié l’original avec Sinbad." Soit Shazaam existe dans une réalité alternative, soit il s’agit d’un complot pour nous cacher la vérité. Ca ressemble à un épisode des X-Files.

Ca ressemble tellement à un épisode des X-Files que c’en est devenu un : le 4e épisode de la saison 11, The Lost Art of Forehead Sweet, écrit par Darin Morgan et diffusé il y a seulement quelques semaines. Dans celui-ci, Fox Mulder est contacté par un certain Reggie qui l’informe que quelqu’un – une organisation ou un savant fou – est en train d’effacer de larges pans de la mémoire collective pour contrôler le passé et diriger le futur. La preuve, c’est un épisode de The Twilight Zone, The Lost Martian, épisode qui décida du destin du jeune Fox, et qui a déjà été effacé de la réalité. L’histoire se densifie, oscille entre le comique et l’angoisse. Dans une scène venue d’un passé oublié ou imaginaire, Mulder, Scully et Reggie assistent à la visite d’un extraterrestre qui leur explique que les humains sont tellement merdiques que son peuple va construire un mur invisible séparant la Terre des autres galaxies.

Le problème des X-Files c’est que la réalité a fini par dépasser leur fiction. Les X-Files ont eu l’intuition de la réaction principale de l’humanité à l’ère de l’information et de la transparence : une recherche individuelle de la vérité qui peut toujours basculer dans la paranoïa face à une classe dirigeante dont la folie industrielle, financière et militaire menace les populations, les appauvrît tout en détruisant objectivement la planète. Alors que s’oppose dans le champ politique les "théories du complot" et la chasse aux "Fake News", le caractère limité et conditionné de notre réalité apparaît dans toute son évidence et toute son absurdité. L’Histoire n’est pas "un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller" comme disait Joyce : L’Histoire est une fake news.

Le terme utilisé pour définir ces faux souvenirs collectifs qui se multiplient depuis une dizaine d’années est l’effet Mandela. Il a été créé en 2005 par une blogueuse, Fiona Broome, alors que, persuadée que Mandela était mort en prison dans les années 90, elle apprit qu’il était encore vivant, pour s’apercevoir ensuite que beaucoup de gens autour d’elle avaient également le souvenir de cette mort, et même du discours de sa veuve, Winnie Mandela, à l’annonce de celle-ci. Parmi les exemples les plus connus d’"effets Mandela", on trouve les personnes qui se souviennent d’avoir vu Dark Vader dire "Luke, je suis ton père" dans L’Empire contre-attaque (alors qu’il dit : "Non, je suis ton père"), le petit personnage du logo de Monopoly portant monocle (il n’en a pas), enfin "Miroir, mon beau miroir" prononcé par la Reine dans Blanche Neige, et non "Miroir magique au mur" comme on peut le vérifier quand on revoie le dessin animé.

Nelson Mandela est un étrange nom associé à cet effet, car, s’il y a un événement historique qui ne recoupe aucune des intrigues géopolitiques résumables sous les formes du complot, c’est bien la fin de l’apartheid. Sinbad était un nom plus approprié : il renvoie à une déjà vieille histoire d’interpolations et de confusions. Tout d’abord, en Occident, nous avons connu les voyages de Sindbad le Marin à l’intérieur des Mille et une Nuits. Or, de plus récents recherches montrent que les aventures de Sindbad ne faisaient initialement pas partie de celles-ci, et qu’elles leur sont même postérieures et intégrées ultérieurement. Ensuite, dans cette histoire de faux souvenirs collectifs, le nom de Sinbad est mystérieusement associé au conte d’Aladin et du génie, un élément intégré également très tardivement aux Mille et une Nuits mais renvoyant à un motif très antérieur, lui, et encore plus approprié à l’effet décrit ici. Il correspond au type AT 331 dans la classification folklorique Aarne-Thompson. On appelle ce motif : L’Esprit dans la bouteille. Ce qu’on décrit comme un effet Mandela est un récit d’esprit dans la bouteille. Pour tout lecteur des Mille et une Nuits, il n’est ici question que de la possibilité de rencontrer quelqu’un capable de transformer le passé.

Nous continuons à partager un même monde, pourtant. Nous continuons d’y naître, vivre, mourir. Nous rêvons d’être en possession de la lampe d’Aladin mais nous ressemblons surtout au Vizir d’un autre conte persan, celui qui vient voir le Calife de Bagdad et lui explique qu’il vient de rencontrer la Mort sur la place du marché et qu’elle a fait un geste dans sa direction : "Puisque la Mort me cherche ici, permets-moi de fuir pour me cacher à Samarkand. En me hâtant j’y serai avant ce soir." Le Calife sort alors du Palais, rencontre la Mort sur la place du marché et lui demande pourquoi celle-ci a effrayé son vizir. "Je n’ai pas voulu l’effrayer, répond la Mort, mais en le voyant dans Bagdad, j’ai eu un geste de surprise, car je l’attends ce soir à Samarkand."

Derrière cet effet Mandela qui devrait être rebaptisé avec plus de justesse "syndrome d’Aladin" peut se lire la quête collective d’une libération magique d’un monde dans lequel nous vivons dans une souffrance et une désolation qui ne font, jour après jour, que s’accentuer, et qui se concrétise dans la recherche désespérée d’un homme providentiel officiant comme "génie". Sinbad incarne ici le sempiternel "Et si c’était Lui ?" dont nous abreuvent les couvertures de magazines et qui peut définir indifféremment Macron, Trump ou même le dernier chroniqueur bête comme ses pieds à avoir ouvert la bouche. Aladin ne sera libéré de l’esprit de la bouteille que lorsqu’il se rendra compte que David Adkins et Shaquille O’Neal sont interchangeables. C’est à lui, et à lui seul, qu’il revient de transformer le monde. Comme disent les Tantra : "Le problème n’est pas d’affirmer ou non que ceci ou cela est "irréel" mais bien de savoir jusqu’à quel point vous êtes capables de rendre "irréel" ne fût-ce qu’un seul brin d’herbe."

Nous sommes tous des Aladin et nous ne naîtrons à nous-mêmes que lorsque nous comprendrons que nous sommes toujours, à la fois, l’enfant, la lampe et le génie. Tant que nous continuerons à l’ignorer, nous ne ferons que fuir à Samarkand une réalité qui nous attend toujours déjà là-bas. La mort viendra et elle aura nos yeux.