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Entretien à propos d’un entretien
Paru en 2009

Contexte de parution : CELSA

Présentation :

Entretien réalisé par Baptiste Foulquier dans le cadre de ses études au CELSA sur les nouveaux rapports entre interviewers et interviewés. Cet entretien porte sur l'entretien réalisé par Pacôme Thiellement avec Trey Spruance.

Sujet principal : menu_mondes.pngSecret Chiefs 3menu_mondes.png, Trey Spruance

Sur le contexte originel de l’interview : comment était-elle envisagée  par Julien Bécourt et toi, par l’équipe de Chronic’art  (notamment sur la place dans le numéro, et sur le choix du numéro lui-même), et par Spruance ? Y avait-il un objectif précis, une ligne directrice préparée, ou bien s’agissait-t-il d’une entrevue, de « converser »  (sur des thèmes artistiques s’entend) avec le leader des SC3 ?

Il me semble que la grande majorité des interviews ne servent à rien. Mais, là, tout s’est fait un peu malgré nous et s’est transformé inexplicablement en expérience exceptionnelle. Inexplicablement, le terme est trop fort. Il y avait une explication rationnelle (la « promotion », bien sûr), mais le résultat a dépassé nos attentes, car la personnalité de Trey Spruance était exceptionnelle. Le point de départ était la venue des Secret Chiefs 3 à Paris, dans le cadre d’un festival FIASCO SYSTEM qu’organisait Julien Bécourt (a.k.a. Eva Revox) à La Maroquinerie en septembre 2008. Je ne connaissais pas personnellement Julien Bécourt, bien que j’avais lu quelques uns de ses articles dans Chronic’art, et le fait qu’il m’ait contacté par Facebook sous son identité-web de Eva Revox avait induit encore davantage de confusion, une confusion estompée après quelques échanges sur internet. Le temps imparti avant la venue des Secret Chiefs 3 était très court, moins d’un mois. Nous étions au milieu de l’été  et j’étais au beau milieu des corrections de « Cabala », un long essai traitant des relations entre le rock (en l’occurrence, principalement Led Zeppelin, mais les Fiery Furnaces et Secret Chiefs 3 intervenaient assez nettement dans l’analyse) et la tradition hermétique (à travers la Renaissance italienne comme au sein de l’univers chi’ite, et bien sûr le Zohar). Ma première impulsion était de refuser la proposition de l’interview, car j’avais fait deux interviews précédemment (Melvins, pour Rock & Folk, et Tomahawk/Mike Patton, pour Standard) et il me semblait que l’énergie dépensée dans la constitution des questions était inversement proportionnelle à celle produite par les réponses. En gros, quand je posais des questions à Patton sur la cosmologie Hopi, il me disait juste quelque chose comme : « Wouah, tu t’y connais vachement plus que moi. Mon but, c’est juste de faire de la bonne musique, mais, si j’ai le temps, c’est sûr j’irais jeter un coup d’œil sur tous ces trucs. » De plus, malgré l’amour que je portais à la musique des Melvins comme à celle de Mike Patton, j’avais eu l’impression qu’elle ne se transférait que très imparfaitement dans la logique de l’interview (et pour tout dire, l’exercice m’emmerdait et me semblait vain, je préférais nettement le mini-essai, dans lequel leurs quelques réponses ont fini par éventuellement se fondre au final, car sinon le produit fini aurait été d’une indigence anormale pour tout lecteur qui se respecte). Cependant, l’importance, pour moi, des Secret Chiefs 3, était indéniable – et il me semblait, comme à Julien, que leur musique n’était pas assez connue en France. Les Secret Chiefs 3 m’ont accompagné les dix dernières années de ma vie, parfois au quotidien, et leur musique avait rythmé tant de moments essentiels de mes recherches que je me sentais soudain ingrat de fermer la porte à un moment où l’organisateur d’un de leurs concerts me proposait une rencontre, même si celle-ci pouvait être finalement décevante. J’ai alors pris rendez-vous avec Julien le soir même de sa proposition, nous avons parlé longuement de leur musique et de ses ramifications, et à partir du lendemain nous avons parallèlement travaillé à l’élaboration des questions. Personnellement, je suis parti des disques et de tous les liens qu’on pouvait tirer à partir des titres des morceaux et des images. Des Chefs secrets de la Golden Dawn aux Ishraqiyun de Sorhavardî, le nombre de thèmes liés à l’ésotérisme était très vaste, et donc les questions sur ces thèmes s’enchaînaient facilement ; surtout que j’étais très curieux de la façon dont Spruance percevait tous ces univers, de la façon dont ils faisaient corps avec son œuvre. Julien pensait au départ faire publier l’interview sur le site de Chronic’art, en amont du concert, pour l’annoncer en bonne et due forme. Les directeurs de la section musique, Wilfried Paris et Olivier Lamm, de même que le rédacteur en chef du journal, Cyril de Graeve, répondirent favorablement à cette proposition. L’idée motrice était : les Secret Chiefs 3 sont un groupe fantastique, merveilleux, et rare. Ils ne sont pas assez connus en France. Comment faire pour, par nos faibles moyens, annoncer au mieux leur venue et faire venir du monde au concert ? Pour le contenu, il s’agissait de brasser au maximum tout ce que Secret Chiefs 3 pouvait représenter, incarner et défendre (il se trouve que ce « tout » est également d’une importance fondamentale pour Julien comme pour moi, tant musicalement que philosophiquement). Mais la longueur des réponses de Spruance, leur profusion de pistes et de ramifications, tout cela rendait peu praticable la publication web (au nombre de signes limité). Le tout a été transféré dès lors dans la section « Grands Entretiens » du magazine, et ceci fut publié en aval du concert, assez logiquement vu le temps très court qui précédait celui-ci. 

Julien Bécourt et toi avez explicitement réparti en deux thèmes (et deux intervieweurs) distincts cette interview. Etait-ce un moyen de séparer les champs « philosophie » et « musique » pour obtenir des réponses plus épaisses ?

La répartition venait de nos domaines de compétence respectifs. Julien connaît bien mieux que moi le milieu de la musique auquel Spruance appartient, que ce soit l’univers de Greg Turkington, des Sun City Girls, comme les conditions d’enregistrement des albums Tzadik ou des méthodes de composition des musiciens. Sur tous ces points, je suis juste un amateur (à peine) éclairé. D’un autre côté, une année passée sur « Cabala » à explorer tant les textes de la renaissance hermétique (Ficin, Pic de la Mirandole, Bruno) que ceux de l’ésotérisme chi’ite (de Sohravardî à Molla Sadrâ, en passant par Attar, Ibn Arabi, Rûmî et Mir Dâmad) à l’aune des enjeux propres à la pop music rendait plus facile l’approche de ce champ d’investigation présent dans les disques de Secret Chiefs 3. Bien sûr, la profondeur de l’investissement de Trey Spruance dans ces domaines, ses dons exceptionnels d’exégète et la richesse de son analyse furent un choc considérable – bien que son site web présentait déjà des critiques de livres, écrits de sa propre main, qui ne laissaient aucun doute sur le caractère authentique et viscéral de son investissement dans ses domaines. De plus, j’ignorais tout de sa conversion à l’Orthodoxie chrétienne, domaine finalement peu présent dans les disques de Secret Chiefs 3. Je pensais qu’il s’agissait surtout d’un intérêt esthétique pour les questions ésotériques, ainsi que d’un goût pour la provocation (une telle focalisation sur l’Islam pour un groupe américain a forcément quelque chose d’étrange qui peut passer pour un désir de subversion). Il ne s’agit pas du tout de cela, bien que, comme l’entretien le révèle (ainsi que les conversations que nous avons pu ensuite avoir), tout a bien commencé par de la curiosité intellectuelle – et un certain rejet de l’Occident moderne, au sens large (qui comprend, comme chez Guénon, une détestation de tout le pseudo-Orient des sectes, au même titre que les politiques occidentales, de gauche comme de droite, mais surtout de droite, surtout que la gauche n’existe aux Etats-Unis que dans le domaine universitaire ou intellectuel). Il s’agit en réalité chez Spruance d’une implication totale – et la profusion de ses lectures comme ses vastes connaissances de l’Histoire des musiques arabes comme indiennes accompagnent une authentique ascèse spirituelle.

Sur les « conditions » de l’interview :  par rapport au lieu (les coulisses puis la Grande Mosquée), au temps imparti (s’il était précisé ou non d’ailleurs), à la complexité des questions posées et à la difficulté d’interprétation des réponses, penses-tu être parvenu à dégager une progression dans l’interview (établissement d’un dialogue véritable, « montée en puissance » des thèmes abordés) ?

La présentation de l’interview laisse volontairement une ambiguïté sur les conditions de l’enregistrement. Il s’agit d’un montage, et même d’une mise en scène, et c’est une idée de Julien, qui permettait de décrire en quelques mots la gentillesse et la disponibilité de Trey Spruance (il est d’ailleurs l’auteur de cette « section » de l’introduction, car celle-ci également mêle son écriture et la mienne, chacune représentant un paragraphe environs). En réalité, toute l’interview a été réalisé en amont, par mail, avant que Spruance n’arrive à Paris pour jouer à La Maroquinerie. Cependant, nous avons passé l’après-midi du concert en coulisses et le lendemain à la Grande Mosquée – à continuer de façon informelle cet entretien, c’est-à-dire à discuter, de façon plus libre et détendue, des mêmes sujets, mais sans en extraire le contenu pour enrichir l’entretien. Voilà ce qui s’est passé : déjà très heureux du contenu de l’entretien, et ne voulant pas déranger le musicien, je voulais m’arrêter là et simplement goûter la beauté du concert des Secret Chiefs 3. Mais Julien m’a dit, grosso modo : « T’es fou ? Spruance n’est pas un rock star à la con. Il sera content de rencontrer celui qui a orienté l’entretien sur Guénon et Corbin. Viens avec moi dans les coulisses, tu verras, ça ne le fera pas chier le moins du monde. » Pas sûr de son coup, j’ai suivi Julien, et j’ai rencontré un bonhomme souriant et rondouillard, avec une robe de bure et une croix orthodoxe, ainsi qu’une barbe poivre et sel : exactement l’image qu’on peut se faire d’un prêtre orthodoxe, russe ou roumain. Il a immédiatement dit à quel point cela lui faisait plaisir d’être à Paris, en France, où proviennent une grande partie des textes qui ont nourri son imaginaire (Artaud, Lautréamont, mais aussi et surtout Guénon et Corbin) et à il a commencé à nous poser des questions sur la réception actuelle des livres de René Guénon. J’ai fait mention d’un article de Guénon sur Le Théâtre et son Double d’Artaud, publié en annexe du « Théosophisme » et qui visiblement n’avait pas été traduit en anglais. Il m’a questionné sur tous les détails du texte, et ensuite m’a proposé de m’asseoir un moment pour discuter plus tranquillement. Au bout d’une demi-heure, j’avais totalement oublié que c’était Trey Spruance, le leader des Secret Chiefs 3, et j’avais simplement l’impression de partager des passions littéraires et des questions métaphysiques avec un type beaucoup plus calé que moi sur le sujet, mais d’une humilité et d’une gentillesse exemplaire, et qui m’interdisait littéralement de le laisser tranquille pour répéter. Je ne cessais de dire que je voulais le laisser tranquille pour qu’il puisse répéter et il ne cessait d’insister pour qu’on continue à parler de Corbin, de Dick, de Dostoïevski et de Raymond Abellio… « Dans combien de temps est le concert ? Une heure ? Alors, nous avons encore cinquante-cinq minutes pour discuter, point. » Pendant que nous parlions dans les coulisses, Julien était assez occupé par l’organisation du festival, et du coup, pour pouvoir également partager un moment avec Spruance, il a lancé la proposition de se retrouver le lendemain à la Grande Mosquée de Paris. Et Spruance a accepté joyeusement l’invitation. Nous nous sommes retrouvés à quatre, avec Juliette, une amie de Julien – qui a fini par lui poser La question « Do you believe in God ? » auquel il a répondu, assez naturellement, par l’affirmative – avant d’entrer dans le détail des architectures perses, des correspondances entre la Kabbale et le Picatrix du pseudo-Marjiti, etc. etc. À plusieurs reprises, il a dit qu’il était très heureux de se retrouver à Paris, à jouer pour la première fois pour un public français qui avait l’air de connaître et de comprendre le sens qu’il donnait à sa musique. Ce que je dirais, pour qu’il n’y ait aucune confusion, c’est que sa générosité aurait été la même envers n’importe qui – le temps qu’il m’a accordé est bien moins relatif à qui je suis qu’au simple fait qu’il sentait que j’étais content de parler avec lui et que cela lui permettait également de partager un univers, de partager un monde et un savoir qui ont de l’importance pour lui. J’ai eu l’impression de rencontrer un homme pour qui l’art et le savoir ne sont pas en conflit. À ce titre, je dirais (même si cela peut sembler un peu aventureux) qu’il y a chez Spruance une propension à la sainteté. Rivette disait cela de Hervé Bazin, et je crois que cela tient à la disponibilité la plus complète à l’égard d’autrui. Le fait de donner le plus complètement possible son temps et sa vie aux autres, sans compter. Ce n’est pas la première fois que j’ai vu cela chez un artiste que je rencontrais – ainsi, à bien des égards, Mattt Konture a lui aussi quelque chose d’un saint. Chez Trey Spruance, cela ne répond pas seulement à une quête personnelle, mais également à une articulation philosophique et métaphysique qui implique dans un même mouvement et son art et sa vie. En ce sens, cela lui semble naturel de parler, et d’expliciter. Il n’a pas peur, comme beaucoup d’artistes (Lynch le premier, mais Patton est probablement dans ce cas) de « briser le mystère » en analysant. Il ne se soucie pas non plus de plaire à tous prix, ou de séduire – c’est pourquoi il est si généreux et si intense. Il veut juste être un type honnête, et donc il donne tout à chaque fois. Le problème principal des interviews, en dehors de l’éventuelle ignorance de l’intervieweur, c’est la coquetterie de l’interviewé, qui ne veut pas trop en dire, de peur de faire perdre de la valeur à son travail à force d’explicitation. Mais si l’œuvre est solide, elle ne souffrira d’aucune analyse, elle restera indemne et forte devant l’exégèse. Combien de fois a-t-on pu lire : « Je ne sais pas ce que j’ai voulu dire. Cela ne passe pas par des mots. Je fonctionne de façon instinctive. » dans des interviews ? C’est peut-être vrai mais alors l’interview ne sert strictement à rien. Dire qu’on ne peut rien dire, sous prétexte de préserver le mystère, est une des multiples faiblesses classiques de l’exercice. La réussite d’une interview tient à la confiance dans le langage entre les protagonistes. Du coup, comme tout le monde le sait, la parole partagée est une victoire contre la violence intrinsèque aux relations humaines, qui vient toujours d’une défaillance ou d’un défaut dans la communication, et dans ses énigmes implicites.

Quand il s’est agi d’effectuer le travail de recomposition pour publication, comment as – tu abordé la distinction papier/web (ta synthèse de l’entretien sur le site de Chronic’art), si tu en fais une ?

Le texte sur le web a été écrit spécifiquement pour introduire le lectorat de Chronic’art à la musique de Secret Chiefs 3 et les faire venir au concert. Il s’agit donc d’un « portrait » écrit dans des conditions d’urgence (une semaine) du musicien et de son équipe. Pour cela, quelques extraits de l’entretien ont été sélectionnés et intégrés comme des citations dans le corps du texte, pour présenter plus avant la personnalité de Spruance et les enjeux de son art. Et ce texte était accompagné d’une chronique du dernier disque du groupe, écrit dans les mêmes conditions – superbement, du reste – par Olivier Lamm. L’entretien a été publié dans le magazine en raison de sa longueur et de son caractère de « grand entretien », prisé par Chronic’art qui en publie un dans chaque numéro. La difficulté de réception possible représentée par la densité des réponses de Spruance n’a pas eu l’air de faire peur au rédacteur en chef, Cyril de Graeve, le moins du monde. Quand il a reçu l’interview, il a simplement dit quelque chose comme « Wow, ce type est exceptionnel. On a rarement vu ça. Il est cultivé, passionné, intense, etc. C’est génial d’avoir un entretien pareil dans le journal. » J’aimerais ajouter que les meilleurs rédacteurs en chef que j’ai rencontrés n’ont jamais eu peur de perdre leur lecteur. Ils ont toujours pensé que leur lecteur était intelligent, cultivé, et supérieur même à eux ou à leurs collaborateurs. Ou du moins, c’est ce que j’ai cru comprendre de leur attitude et de leurs décisions. Quiconque pense que son lecteur est moins intelligent que lui est déjà sur le chemin de sa perdition intellectuelle. Quiconque pense que le lecteur a besoin d’être aiguillé, orienté ou aidé, est probablement un imbécile. Le lecteur est toujours un génie, toujours un savant, toujours un dieu. Ou alors ce n’est pas la peine d’écrire et pas même la peine de vivre.

Comment qualifierais-tu ce travail, a posteriori : « entretien-fleuve » comme le définit la rubrique du magazine, « interview », « entrevue », « conversation »… ?

Aucune idée, mais c’est une des plus belles expériences de ma vie, sans aucun doute, et d’autant plus qu’à l’origine je n’en attendais rien. La « conversation » serait un bon terme, au final, pour ce type d’exercice. Spruance m’a fait l’effet d’un Borges de la musique : même propension naturelle à la conversation approfondie, même investissement intégral dans l’analyse du travail d’autrui, ou réflexion dans les domaines philosophiques et métaphysiques. Mais l’horizon de Borges était la sagesse, qu’elle soit gnostique ou agnostique ; et celle de Spruance, je crois, la sainteté.

Par rapport à tes expériences de journaliste, d’écrivain et d’essayiste, comment conçois-tu les liens qui unissent l’intervieweur et l’interviewé ?

Comme je le disais précédemment, mes deux seules expériences d’intervieweur furent assez décevantes. Les Melvins (de visu) comme Mike Patton (par mail) m’ont semblé très gentils également, mais sans réel désir d’approfondissement du contenu de leur travail. Mais peut-être m’y suis-je particulièrement mal pris et les ai refroidi par une approche qui ne convenait ni à leurs personnalités ni à leurs œuvres. Reste que j’étais déçu. La grande différence concernant celle avec Spruance vient probablement d’un désir d’exploration qui doit être commun à l’intervieweur et à l’interviewé. En gros, comme l’analyse réciproque de Ferenczi, à la différence de la psychanalyse de Freud, il doit s’agir d’un travail en commun, et pour cela il faut que le but soit similaire, et que les deux partis donnent réciproquement tout ce qu’ils peuvent. Non pas un partage assez vaseux entre, d’un côté, le besoin de promotion et, de l’autre, la nécessité de vendre du papier, mais l’idée que l’autre est nécessaire pour aller au bout de soi-même. J’ai été moi-même, pour mes livres, interviewé à quelques occasions, et je dirais que les conditions sont similaires d’un côté et de l’autre : pour que quelque chose d’intéressant se passe pour l’interviewé, il faut que l’intervieweur ait le désir, non seulement d’interroger, mais de donner un peu de son savoir à l’interviewé. Il faut qu’il y ait un véritable échange, c’est-à-dire qu’on donne de soi-même, qu’on donne vraiment, et pas seulement un peu de temps ou de politesse – ce qui est moins évident que cela peut paraître. Il faut que l’intervieweur et l’interviewé se retrouvent soudain égaux devant l’infini, égaux devant l’horizon. Bien sûr, la différence de forces en présence existe toujours – en l’occurrence, Spruance m’est infiniment supérieur artistiquement comme intellectuellement – mais l’humilité alors entre en jeu pour faire oublier cette différence, la relativiser face à la tâche à remplir. Le problème principal, bien sûr, c’est le temps. Peu de temps pour faire son travail, c’est ce que tous les journalistes disent toujours pour se défausser d’avoir fait un mauvais boulot. Peu de temps pour répondre, c’est ce que les interviewés disent également, parce qu’en réalité ils ont autre chose à faire et à penser, et que l’exercice les emmerde généralement autant que les intervieweurs, chacun répondant simplement à des nécessités pratiques, en y mettant le strict minimum de chaque côté et en restant dans son « quand à soi ». Ainsi, l’interview est comparable aux restes de nos vies : peu de gens voient toute l’importance que peut avoir le moindre de leur acte, et peu d’artistes considèrent leur art comme intrinsèquement lié à tous les événements de leurs vies.  La présence des « médias » a eu pour conséquence indirecte une crise dans la confiance que les hommes les plus lucides pouvaient accorder à la parole et à l’échange. A force d’avoir réduit la conversation à une lutte de pouvoir entre les égos surdimensionnés de l’artiste et du journaliste, les « médias » ont réussi à faire oublier à leurs lecteurs ou spectateurs qu’il s’agit d’hommes et de femmes, perdus dans le temps, et cherchant leurs chemins entre les notions abstraites de liberté et de nécessité, de volonté ou de détermination. Désormais, il n’est pas rare que des conversations entre êtres humains ressemblent à ce que les « médias » peuvent produire de pire, et j’ai en mémoire bien des soirées passées entre mes vingt et vingt-cinq années, à « faire le beau » devant mes interlocuteurs, et à entrer dans des joutes grotesques qui n’avaient d’autre objectif que de me faire mousser, ou assurer ma « promotion » parmi les humains. Il ne suffit pas d’avoir honte d’avoir été un homme ridicule, il faut en tirer quelques leçons. Et tout d’abord comprendre ce que les « médias » ont pu révéler sur les pires défauts des hommes. Car ils ont encouragé ces traits bien plus qu’ils ne les ont créé. Il y a, dans tout être humain, une sale petite star despotique qui sommeille. C’est à celle-ci qu’il faut faire passer un mauvais quart d’heure, histoire de lutter, mais alors en profondeur, contre « ce qui cloche dans le monde ».

Sur le statut actuel de l’interview dans le journalisme : penses-tu que la maxime de Canetti « questionner, c’est entrer par force » y ait encore une place et un avenir ? (Question subsidiaire si tu as eu le temps de lire l’interview d’Obama : quelles tendances révèle-t-elle selon toi ?)

Pas du tout. Mes excuses au grand Canetti ! Si cela ne tenait qu’à moi, les interviews devraient être de vastes explorations, passionnées et dangereusement inattendues, impliquant les domaines les plus hétéroclites, et surtout ceux qui ne dépendent pas du champ particulier de la « promotion » de l’interviewé. Assez entendu ces messieurs défendrent leur viande ! Assez vu ces chroniqueurs blasés et cyniques servir la soupe aux interviewés ou les attaquer comme des roquets le temps nécessaire pour payer leur loyer ! On a vu avec Borges à quel point un écrivain est grand lorsqu’il parle, non de lui, mais des autres, de tous les autres, lorsqu’il explore en compagnie d’un tiers tous les mystères de l’Univers. Abellio, Bacon, Cuny, Deleuze, Dick, Forest, Foucault, Gébé, Genet, Giacometti, Jung, Lennon, Mandryka, Pasolini, Rivette, Welles, Zappa… ont tous été de très grands conversationnistes – généreux de leur temps comme de leur énergie – et spécialement lorsque leur intervieweur les entraînait sur des questions cosmologiques, politiques ou métaphysiques ou encore des propositions esthétiques qui les impliquaient bien plus que la promotion de leur dernier opus. Certains grands entretiens ont même réussi à produire de beaux livres. Mais il ne s’agirait pas de rapports de force. Plutôt de recherches approfondies, et de partages de secrets en cours de constitution. L’entretien d’Obama, je ne suis pas à même de le juger, car Obama est avant tout un homme politique, et un homme politique, par nature ou par habitude, ne peut pas se livrer complètement ; il adapte son discours à l’interlocuteur, il est toujours dans la nécessité de chercher l’approbation d’autrui, car il ne règne que dans le cadre de celle-ci : qu’est-ce qu’un homme politique qui ne cherche pas à obtenir le consensus d’une majorité ? Mais, à l’aune de cet entretien comme de celui donné à un journaliste d’Al-Jazeera récemment, on peut tout de même reconnaître que le nouveau président américain n’a pas peur du langage. Il n’a pas peur des mots ni de la culture. Et il a conscience que cette crainte devant le langage a perdu les Etats-Unis ces cinquante dernières années et a entraîné le reste du monde dans un spirale de destruction. A la lecture de Henry Corbin, j’ai pris très au sérieux l’hypothèse chi’ite d’une ère, symbolisée par l’occultation du douzième Imam, qui soit celle de l’exégèse et donc de l’intériorisation de la révélation. Selon le prophétisme chi’ite, le temps est divisé en deux périodes : celui des prophètes (d’Abraham à Mahomet), qui est clos, mais suivi d’une période où l’interprétation de la prophétie (de Ali, le premier Imam, au Mahdi, le douzième, occulté jusqu’à la fin des temps) permet de reconduire la révélation au cœur de chaque homme. Et cette interprétation ne concerne pas seulement le Coran ou les Hadith, mais l’ensemble des connaissances humaines, et toutes les révélations précédentes (Zoroastrisme, Mazdéisme, Gnoses, et bien sûr la Philosophie de l’Imam Platon !) qu’il s’agit d’articuler et d’unifier sans les détruire pour que l’homme se divinise à son tour et devienne « l’Imam de son propre cœur » ou rejoigne son Ange, qui est également sa Nature parfaite (Hermès dixit). Dans cette optique, l’analyse, l’exégèse, la réflexion approfondie sur chacune des strates poétiques et culturelles du monde n’est pas seulement nécessaire, elle est indispensable à la constitution de notre être propre. Et la création en tant que telle en découle également. Tous les grands mystiques islamiques ont été de grands poètes (Ibn Arabi, Rûmî), voire de grands romanciers (Attar), mais ils étaient également de grands philosophes, et même de très grands interprètes, des exégètes des textes des autres. La séparation entre la création et la critique est une des plus dommageables qui soient, une séparation classique de l’Occident mais une séparation destructrice néanmoins. Ainsi, c’est tout à fait logique que Spruance ou Dick ou Borges soient, à la fois, de grands artistes et de grands interprètes. Et il faut, en face, que les critiques les plus avisés mettent autant d’ardeur à leur tâche que les artistes eux-mêmes, comprennent que ce que nous attendons d’eux, c’est une « œuvre » et tant pis ou tant mieux si celle-ci est composée de disques, de livres, de films ou de simples conversations. En outre, une démarche esthétique doit être doublée d’une application éthique. Il n’y a pas, à mon sens, de vérité dans la division si courante entre l’homme et l’œuvre. Qu’un homme soit dépassé par son œuvre ne se vérifie que dans la mesure où son œuvre a réussi, en contrepartie, à le transformer et à l’améliorer. A quoi ça peut bien servir d’avoir écrit cent livres si on en ressort pathétiquement tout aussi égoïste, paranoïaque, désagréable qu’avant ? Je crois que ce sont des questions que l’on doit aborder, sans avoir peur de passer pour casse-pieds ou moralisateur, mais qu’il faut aborder avec humilité et légèreté, et cela rend tout cela extraordinairement périlleux. Il n’y a pas une goutte de « moraline » dans toute l’œuvre de Borges, pourtant toutes ses conversations nous révèlent un homme délicieux, drôle, gentil, sage. Au contraire, la « moraline » est présente dans n’importe quelle phrase de Glucksmann ou de Bruckner, dans n’importe quel énoncé grotesque de B.H.L. ou de Kouchner (pour prendre des exemples un tantinet caricaturaux) et, pourtant, tout en eux respire la haine, la bêtise, la misère et la méchanceté. Si l’on veut que l’interview ait encore un avenir, comme tout le reste d’ailleurs, il faut se donner les moyens, intellectuels et humains, d’une telle tâche. Tout d’abord, mettre le maximum de temps de son côté. Même si on n’a pas le temps, on doit prendre le temps. Ce qui est fait vite se détruit vite. Comme ces personnages de Dostoïevski qui sont soudain arrêtés dans leurs courses contre la montre pour discuter d’un sujet métaphysique avec un ami, il faut voir le caractère intense et existentiel de toute spéculation abstraite. Discuter sur des abstractions, ce n’est pas se détourner de l’existence, mais la pénétrer plus profondément encore ! Refaire le monde n’est pas seulement une pratique de pochtron, mais une nécessité éthique, la découverte de tous les possibles, de toutes les virtualités que nous n’avons pas encore actualisé. Ensuite, il ne faut jamais sous-estimer personne. L’interviewé, l’intervieweur et le lecteur sont tous les trois : des génies, des savants, des dieux. Il faut avoir confiance dans le langage, et confiance dans la vie. Ou sinon ça ne sert à rien de remplir du papier. Enfin, il ne faut jamais perdre de vue que fond et forme sont indissociables, et que la richesse du contenu sera autant déterminé par l’architecture du contenant, que l’élégance de l’œuvre sera motivé par la profondeur de l’investissement personnel. Il faut la même confiance dans la nécessité d’une œuvre pour écrire un haïku que pour peindre la Chapelle Sixtine : cela, tout le monde le sait. Mais qu’il faille la même énergie pour enregistrer un disque que pour répondre à une interview, c’est quelque chose qu’artistes et intervieweurs devraient commencer à savoir, vu les dégâts invraisemblables qu’on produits les médias dans la seconde moitié du XXième siècle, dégâts causés par la paresse, le cynisme, l’indolence et la méchanceté des journalistes et l’indifférence, la naïveté ou l’orgueil des artistes.