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Rockyrama : Entretien sur les séries TV
Paru en 2014

Contexte de parution : Rockyrama

- Tu as consacré plusieurs textes à Twin Peaks, dont ton livre La Main Gauche de David Lynch. Je voulais donc te demander ce que Twin Peaks a représenté et représente toujours pour toi.

- En 1991, quand Twin Peaks est passé sur les écrans en France, j'avais 15-16 ans et j'ai eu l'impression de partir dans un autre monde. C'était une coupure vraiment nette et radicale avec ce qu'on pouvait voir à la télévision.

Dès le 3e épisode et la scène du rêve de Dale Cooper avec le nain qui parle à l'envers, les rideaux rouges, etc., ça représente une rupture avec tout ce qui avait été mis en place dans le cinéma américain des années 80. On a retrouvé une liberté qui n'existait plus depuis les années 70… ou qui n'avait peut-être même jamais existé. Mais ce n'était pas de l'art pour l'art, un truc un peu chic, un peu "art contemporain" ou un peu provoc'. C'était l'oeuvre de quelqu'un, soit fou soit au courant de nos vérités dernières, quelqu'un qui nous montrait ce que pouvait être l'autre monde et tout ce qu'on avait jamais vu comme ça. Dans Twin Peaks, quand on entrait pour la première fois dans la Pièce Rouge pendant le 3e épisode et quand on y retournait pendant vingt minutes à la fin de la série, on ne regardait plus de la télévision, on ne regardait plus de la fiction. On vivait dans la fiction. La vie du spectateur devenait elle-même une fiction.

Quand j'ai regardé Twin Peaks en 91, j'ai vécu à Twin Peaks pendant les cinq mois de la diffusion sur la 5. Je ne vivais pas une minute sans penser à Twin Peaks et sans l'impression que cette Pièce Rouge existait vraiment. Lynch a rendu lisible ou visible une dimension métaphysique ou transcendante que ma génération avait oubliée. Et quand le film est arrivé, avec l'image de la télévision cassée au début, c'était notre télé qu'on cassait.

D'ailleurs, le personnage de Gordon Cole  représentait aussi Lynch par rapport à tous ses spectateurs. On avait l'impression d'être des agents du FBI perdus dans une affaire Rose Bleue et dont Lynch était le supérieur hiérarchique qui venait nous informer sur la façon d'agir.

Néanmoins, on a beau voir et revoir Twin Peaks, elle reste une énigme irrésolue. Pas la mort de Laura Palmer, évidemment, mais la combat perdu de Dale Cooper. L'ensemble est plein d'éléments dont on a jamais eu le fin mot. Le film en particulier en est rempli à ras bord. Tout ça a été donné comme un legs au spectateur, qu'il a dû porté avec lui pendant longtemps.

En plus, pendant le moment entre Twin Peaks: Fire Walk With Me et Lost Highway, Lynch a eu le temps de littéralement changer de corps : il a perdu 20 kgs, ses cheveux sont devenus gris, il a perdu l'allure joviale de Gordon Cole pour avoir cette tête à la Beckett et il est devenu ce mec qui répète toujours les mêmes choses en boucle et dont on ne tirera jamais aucune explication. Donc quand Lynch est revenu, on a eu l'impression qu'il nous avait laissés seuls avec le mystère de Twin Peaks. Au final, il n'a jamais répondu à aucune question sur Twin Peaks. Lynch s'est comporté avec ses spectateurs comme Gordon Cole avec Chester Desmond, c'est-à-dire qu'il a présenté une série de symboles que le spectateur était supposé comprendre parce qu'il ne voulait pas les dire à haute voix. À partir de là, on s'est lancé dans cette enquête infinie. On s'est perdu comme Chester Desmond ou on s'est enténébré comme Dale Cooper mais, malgré tout, il y avait l'idée qu'on finirait par comprendre ce que Lynch avait voulu nous dire avec Twin Peaks, qui était le mystère qu'il nous avait légué et dont il voulait lui-même l'explication.

C'est pour ça que j'ai analysé dans plusieurs textes, dont le dernier figure dans Pop Yoga et s'appelle Et le temps devint tout David Lynch, l'hypothèse que David Lynch est lui-même prisonnier de la Black Lodge. C'est mon interprétation actuelle.

Les films de David Lynch depuis Twin Peaks: Fire Walk With Me font partie de l'histoire de Twin Peaks. Ce sont les films de quelqu'un qui est enfermé dans la pièce rouge et qui ne peut pas en sortir... que ce soit Lost Highway, Mulholland Drive ou en particulier Inland Empire. C'est pour ça qu'on retrouve dans chacun de ces films les rideaux rouges qui les identifient comme des centres secondaires par rapport au centre principal qu'est la pièce rouge de Twin Peaks.

Twin Peaks est le centre de l'oeuvre de Lynch et, de la même façon qu'on apprend dans le scénario de Twin Peaks: Fire Walk With Me que le personnage de David Bowie, Phillip Jeffries, était à Buenos Aires pour enquêter sur une affaire Rose Bleue, se retrouve emprisonné dans la Pièce Rouge, en sort et y retourne, les films de Lynch sont comme des tentatives d'aller à Los Angeles faire un film. Mais il est de nouveau happé par la Pièce Rouge pendant qu'il tourne le film. Du coup, la Pièce Rouge se retrouve dans l'appartement de Fred Madison dans Lost Highway, dans le Silencio dans Mulholland Drive et dans la baraque avec le nom codé dans Inland Empire. Ces références à la Pièce Rouge indiquent, de même façon qu'Annie Blackburn dit dans Twin Peaks: Fire Walk With Me "le bon Dale est dans la Loge Noire et il ne peut pas sortir", que David Lynch est pris dans la Loge Noire et n'arrive pas à en sortir. Twin Peaks: Fire Walk With Me est une sorte d'appel qu'il transmet au travers de Laura Palmer qui devient son ange et l'ange des spectateurs à la fois, parce qu'elle est la seule à être sortie de l'enfer dans lequel Lynch est entré. C'est pour ça qu'il l'utilise pour appeler les spectateurs à l'aide.

Je ne sais pas si ça répond à ta question mais, comme tu le vois, ça m'exalte toujours beaucoup de parler de Twin Peaks.

- Du coup, est-ce qu'on peut dire que la raison pour laquelle Lynch s'est retrouvé dans la Pièce Rouge, c'est parce que Twin Peaks était une série télévisée, là où LOST était déjà une série Internet. Chacune de ces séries pose des énigmes autant aux spectateurs qu'à ses auteurs mais si Lindelof et ses scénaristes pouvaient se nourrir des hypothèses apportées par les fans sur Internet, Lynch était seul face à son énigme, tout simplement parce que les canaux permettant un retour des fans n'existaient pas.

- Effectivement. Il n'y avait pas de Twin Peak-pedia. Il n'y avait pas de wiki pour la Femme à la Buche, il n'y avait pas de wiki pour les hiboux… ce qui fait qu'il y a même des personnages de Twin Peaks qui peuvent se perdre en route. Les deux soeurs de Donna, par exemple, peuvent disparaître du jour au lendemain. Comme il n'y pas de retour des spectateurs, il n'y a personne pour râler auprès des scénaristes à propos du fait que les diners de famille à trois chez les Hayward, ce n'est pas normal.

Ça montre que le spectateur n'existe pas encore dans Twin Peaks. Il est appelé mais il n'existe pas encore. Dans LOST, il existe. Par exemple, c'est arrivé que les acteurs, perdus dans leur personnage, aillent sur Internet lire ce que les spectateurs en disaient pour comprendre leur propre personnage, parce que les scénaristes ne voulaient rien leur révéler. L'actrice qui joue Sun-Hwa disait qu'elle allait toujours voir sur les forums parce qu'elle n'était pas sûre de ce que son personnage était censé cacher. Donc, oui, les spectateurs ont un rôle important dans LOST. On peut même dire que la déception d'une moitié des spectateurs à la fin de la série est elle-même comprise dans le scénario puisqu'à la fin, il y a la division de la dernière saison en deux groupes : le groupe représentant la lumière et le groupe représentant les ténèbres, l'équipe de Jacob et l'équipe  de l'Homme en noir. Cette division représente la division des spectateurs. Le groupe de Jacob représente les spectateurs qui disent "Je crois en la fiction ! Je crois en Mère ! Je crois en l'explication symbolique !" et ceux qui disent "Fuck it! On veut des réponses concrètes ! on veut l'explication de ce putain d'ours polaire !"

Et cette division existe encore puisque la fin de Breaking Bad a été l'occasion pour des spectateurs d'aller insulter Damon Lindelof sur Twitter en lui disant "hey, connard, t'as vu ? C'est comme ça qu'on finit une série".

Ce qui est assez paradoxal, c'est que la fin de Breaking Bad, elle aurait pu être devinée par tous les spectateurs. Si elle a autant contenté les spectateurs, c'est parce qu'elle était encore plus produite par les spectateurs. C'est une fin qui est à l'image de ce qu'attend Skyler, la femme du héros : il fait ses excuses, il les met à l'abri du besoin et il crève. Au final, on s'est aperçu que l'étalon moral du spectateur de Breaking Bad, c'était Skyler. [rires]

- Alors que le personnage de Skyler a largement été critiqué tout au long de la série…

- Oui. Et les personnages qui ont adoré Hurley dans LOST n'ont pas aimé la fin alors que c'est la fin qui correspond à Hurley. C'est assez paradoxal.

LOST a bénéficié des retours des spectateurs mais ça a été aussi sa faiblesse. La série finit divisée, il n'y a pas eu dans la réalité un enterrement aussi ré-unificateur que dans la série elle-même. Au lieu de se réconcilier, les spectateurs se sont envoyés des insultes et ont voulu casser la gueule à Lindelof.

C'est pour ça que la vraie fin de LOST, c'est la fin qui est sur l'île, pas la fin qui est dans le monde-miroir. Ce monde-miroir est représenté comme si c'était presque la version des spectateurs, avec le père de Jack qui dit, en s'adressant à Jack, face caméra, "c'est le monde que vous avez créé, vous !" C'est comme s'il s'adressait aux spectateurs en leur disant "LOST, c'est vous ! Arrêtez de nous faire chier ! Les réponses vous les avez en vous !" LOST a complètement intégré l'idée que le spectateur fait la série. Il lui donne tout son sens, il la nourrit, il la charge et il peut aussi la laisser tomber.

Dans l'idéal, LOST aurait été une série qui amène le spectateur à redécouvrir sa réalité. Et si Twin Peaks a échoué à cela parce qu'elle a été abattue en vol par les producteurs de la chaîne, Lost s'est terminé harmonieusement en allant au bout de son série mais a échoué parce que les spectateurs n'étaient pas prêts.

- Il y a un autre point de comparaison entre Twin Peaks et LOST. Lynch a dit "Twin Peaks n'est pas un lieu, c'est un état d'esprit" et d'une certaine façon, LOST présente le procédé inverse. Son titre désigne un état d'esprit mais l'élément essentiel de la série est un lieu.

- Exactement. L'île est la représentation symbolique, archétypique de l'impression de perte que ressentent les personnages et, en général, l'humanité telle qu'elle est représentée dans LOST. Dans LOST, l'humanité est perdue et la fin de la série a laissé l'humanité aussi perdue que quand elle a commencé. Pour autant, LOST vient dire quelque chose sur l'humanité d'aujourd'hui et elle le dit le plus complètement possible. Elle parle de l'impression d'être perdu mais elle parle aussi de la solitude extrême. Quand, à la fin, Jacob explique aux personnages pourquoi il les a amené sur l'île, il leur dit "parce que vous étiez comme moi, vous étiez malheureux, vous étiez solitaires, vous étiez en colère". Ce que ça veut dire, c'est que Jacob, c'est-à-dire notre Manu, notre Roi du Monde, notre Législateur Primordial est dans le même état que nous. La singularité métaphysique de LOST, c'est de composer une image du représentant de Dieu qui est dans le même état de consternation par rapport à sa position que les hommes.

En fait, il y a dans LOST une idée du mystère ou de l'énigme qui va au-delà de toutes les figures divines ou angéliques possibles. La base de LOST reste absolument énigmatique : on peut repousser au maximum notre compréhension du monde, on se retrouve toujours face à une énigme, l'énigme fondamentale étant "pourquoi est-ce que le monde manifesté s'est manifesté ? pourquoi est-il qu'il y a eu quelque chose plutôt que rien ?"

- Du coup, est-ce qu'un des problèmes que les spectateurs ont eu avec la fin de LOST ne vient pas du fait qu'il attendait des réponses matérielles à ce sentiment d'être perdu, à ce sentiment de solitude, et que la série leur a répondu que ces réponses étaient fondamentalement erronées ?

- Il y a une autre chose aussi qui complexifie encore ce que LOST essaie de nous raconter. Tout le monde de manifestation subtile, le monde-miroir de la dernière saison est réaliste, très réaliste même. Alors que le récit de LOST  est un récit fantastique, dès qu'on voit ce monde imaginaire, il est très réaliste, et un peu terne… ne serait-ce que dans la mise en scène, dans l'esprit des personnages, dans les récits qui sont proposés. Ce monde sans l'île, où les personnages se réconcilient, est un monde un peu triste. Ils finissent par se retrouver et par s'aimer mais il y a un manque invraisemblable de caractère épique, un manque d'aventure, un manque de force, un manque de sentiment de puissance, ce qui donne l'impression que c'est le miroir de la vie du spectateur. Ça ressemble à notre monde. Finalement, notre monde ne nous apporte pas beaucoup plus que ça. On voulait continuer à croire que notre monde pourrait nous apporter l'histoire de l'île, alors qu'il ressemble à l'histoire de la sixième saison sans l'île.

En résumé, le monde des personnages quand ils sont morts, c'est notre vie à nous. Mais ce que nous dit la série, c'est qu'à un moment les personnages ont l'anamnèse de la vie sur l'île et donc qu'on pourrait nous aussi avoir l'anamnèse de notre propre nature.

Le récit de cette dernière saison change de sens selon la perspective dans laquelle on le regarde. Du point de vue des personnages, il n'y a pas de doute. Dans cette dernière saison, ils sont morts et ils se retrouvent. Du point de vue du spectateur, le récit commence à s'estomper et on retourne dans notre vie. La mort des personnages, c'est la vie des spectateurs. Le récit qui s'achève, c'est le monde du spectateur qui commence. Et ce monde est loin d'être idéal.

À cela, LOST propose cela dit une solution qui passe par l'anamnèse, par le fait de retrouver notre véritable nature. C'est une sorte de proposition un peu gnostique, un peu dickienne. L'épisode avec Desmond où il y a les plongées successives dans l'eau et les états de remémoration qui commencent à apparaître s'appelle Happily Ever After, ce qui renvoie à la fin des contes de fées. Mais ce Happily Ever After renvoie à un joyeux très très terne, à un joyeux très limité.

Du coup, l'adresse qui est fait au spectateur dans la saison 6 est contraire à l'attente du spectateur. Le spectateur s'attendait à retrouver l'état de perte figuré dans un archétype comme l'île et à pouvoir aller à l'aventure. Ce qu'a fait la série, c'est exactement l'inverse : elle est partie de l'archétype pour rester dans le même état. Elle dit au spectateur "vous étiez perdus et vous êtes encore perdus".