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Si bien qu’on n’erre pas, par faute propre, ni par un dérangement, mais à cause de l’objet supérieur, pour lequel, relativement, le sens est trop faible.
Friedrich Hölderlin, Fragments de Pindare

La véritable critique ne va pas contre son objet ; elle est comme une substance chimique qui lorsqu’elle s’attaque à une autre, la décompose pour en dévoiler la nature profonde, mais ne la détruit pas. La substance chimique qui attaque de cette manière les choses de l’esprit est la lumière.
Depuis des années, la lumière qui pour moi rayonne dans cette nuit est celle de Hölderlin.
Walter Benjamin, Lettre à Herbert Belmore

Point par point, tout s’expliquait, mais l’ensemble, on ne saurait dire pourquoi, restait inexplicable…
Jean-Claude Forest, La Jonque fantôme vue de l’orchestre

 

Les événements se déroulent selon une logique sinistre. Si les avant-gardes ont tiré de Hegel les raisons apparentes d’allier une lecture dialectique de l’histoire à une vision moderne de l’art, c’est dans un lieu de naissance légèrement antérieur qu’elles ont vu s’énoncer une première fois ses véritables enjeux formels. Ce berceau, c’est la revue Athenaum, dirigée par les frères Schlegel entre 1798 et 1800 et dont le principal poète était Novalis. Tous les phénomènes artistiques liées à une reprise des conditions d’émergence d’une œuvre nouvelle, associée à une pratique révolutionnaire et à une théorie politique, sont nés de ce foyer incandescent où se sont redessinées les possibilités de l’art dans son exigence de modernité. D’un bloc, l’Athenaum invente toutes les connexions nécessaires, tous les présupposés de cette aventure : Le manifeste, la publication anonyme, le texte collectif et l’œuvre d’art absolue. En à peine deux ans d’existence et six numéros, l’Athenaum ouvre l’époque dans laquelle nous nous tenons encore : époque où nous nous accordons à reconnaître que la spécificité de notre rapport à l’art est que nous estimons nécessaire qu’il se produise en produisant simultanément sa propre théorie. Ce que Friedrich Schlegel pose comme un livre « absolument nouveau », c’est un livre qui ne « puisse se comprendre qu’à partir de lui-même. » Il doit donc être simultanément autotélique et trans-générique, dépasser les frontières arbitraires entre poésie, roman, essai et drame.

Mais comme l’art n’appartient plus à un monde antérieur, un corpus réglé que l’artiste vient régulièrement remplir, la mise au point de méthodes de lecture adéquates devient dès lors nécessaire. Ainsi, en même temps qu’elle libère la justification interne d’une œuvre d’art de toute sphère extérieure, la revue Athenaum inaugure le projet théorique dans l’art : la théorie elle-même comme œuvre d’art, c’est-à-dire la critique, que les romantiques vouaient à être elle-même œuvre de poètes. Cette critique n’est pas un jugement porté sur une œuvre d’art, mais la méthode requise pour son accomplissement. L’évaluation, immanente à l’investigation de l’œuvre, est essentielle à son parachèvement. A cet égard, nous pouvons comprendre que le cœur de l’Athenaum, et à travers lui, celui de l’avant-garde, est magique. Il s’agit, ni plus ni moins, de sauver le passé de sa dissolution dans le temps profane, pour démontrer, toujours, sa puissance d’affirmation dans le présent. En chaque nouvel artiste se résume idéalement l’histoire de l’art dans son inachèvement. Et celle-ci frappe à la porte de notre temps pour implorer l’urgence de son accomplissement.

 

Ce n’est pas tout. Dès l’Athenaum, par excès de rêve ou de désir, la fragmentation supporte et ronge simultanément le corpus de poètes et de penseurs dans l’idéal inatteignable d’une œuvre totale. Le Livre ou Le Tableau ne viendra jamais ; ce qui vient, c’est la mort des artistes. Phtisique, Novalis s’éteint à 29 ans dans les bras de son ami Friedrich Schlegel, sans avoir achevé ni son système de la nature ni son roman d’apprentissage, « Henri d’Ofterdingen ». À sa suite, les plus exigeants poètes et penseurs ne produiront guère que des corpus délabrés. Projet communautaire, mélange d’exigence artistique et affective, utopie d’une alliance entre artistes dont le groupe aurait représenté l’embryon, métissage des rôles de directeur de revue et d’auteur, instauration d’une cellule de crise esthétique ou heures passées dans les cafés à débattre et à refaire le monde : les thèmes dealés par la première des avant-gardes sont ceux qui prédomineront dans l’ensemble des pratiques relevant de la modernité, et jusque dans la manière de vivre. Les futurismes, Dada, le surréalisme, le Grand Jeu, Acéphale, le situationnisme, la Nouvelle Vague, tous – de près ou de loin – seront redevables de l’Athenaum. « Là où certains ne voient que fatras sentimental, écrira à son sujet Roger Gilbert-Lecomte, nous voyons, nous, l’un des plus grands retournements de l’esprit humain. » Toutes les avant-gardes rejoueront leur drame. Toutes resteront enceintes dans ce que ses membres auront, pour nous, clôturé. A leur tour, elles tiendront leur légitimité des aspects les plus inacceptables du monde moderne : quantification et mécanisation de la vie, réification des rapports sociaux, dissolution de la communauté et désenchantement du monde, auxquelles elles répondront par une opposition franche (romantisme), une adaptation en profondeur (futurisme) ou une tentative d’interruption du mécanisme pour en libérer les fantômes affamés. « Nous sommes tous, autant que nous sommes, écrivent Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, hantés par la fragmentation, le roman absolu, l’anonymat, la pratique collective, la revue et le manifeste ; nous sommes tous menacés – corollaire oblige – par les autorités indiscutables, les petites dictatures, les discussions simples et brutales qui sont capables d’interrompre le questionnement pour des décennies ; nous avons tous, encore et toujours, conscience de la Crise et nous sommes tous persuadés qu’il faut « intervenir » et que le moindre texte est immédiatement « opératoire » ; nous pensons tous que le politique passe, comme si cela allait de soi, par le littéraire (ou le théorique) : le romantisme est notre naïveté. Cela ne veut pas dire qu’il soit notre erreur. Mais qu’il est nécessaire de discerner la nécessité de la compulsion répétitive. »

La compulsion répétitive s’avéra psychiquement insupportable quand la répétition des injustices de l’histoire s’accéléra pour basculer dans la catastrophe. L’idéal de progrès et la lecture processuelle de l’histoire continuait d’habiter la social-démocratie allemande lors de la république de Weimar alors que le nazisme montait déjà en puissance, haussant le désastre politique à un niveau jamais encore égalé. En France, la cellule de crise Contre-Attaque où se conjuguèrent, dans une alliance inattendue, les forces de Georges Bataille et d’André Breton, s’avéra impuissante à proposer un projet politique et social susceptible de concurrencer le fascisme dans l’investissement libidinal des masses. À ce sujet, Walter Benjamin pouvait écrire des lignes bouleversantes de lucidité désespérée, lignes dans lesquelles nous reconnaissons la figure claire de notre destin, alors que la démocratie a depuis longtemps basculé dans un état d’anomie, où ce qui relève du domaine juridique a été livré à l’exécutif, sous la houlette de l’idéologie sécuritaire et dans un régime où les notions de guerre et de paix deviennent progressivement indistinctes : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’« état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons que notre tâche consiste à instaurer le véritable état d’exception ; et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires qui s’opposent à lui au nom du progrès, compris comme une norme historique. – S’effarer que les événements que nous vivons soient « encore » possibles au XXe siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à comprendre que la conception de l’histoire d’où il découle n’est pas tenable. »

Ces lignes sont testamentaires. Elles font partie d’un ensemble aphoristique nommé Sur le concept d’histoire. Cette collection de thèses semble avoir absorbé les derniers mois de la vie de leur auteur, soucieux de corriger les présupposés épistémologiques de la pensée révolutionnaire avant sa tentative d’échapper à la France de Vichy où les réfugiés juifs ou marxistes étaient livrés par les autorités à la Gestapo. Cette tentative fut un échec et Walter Benjamin se suicida en septembre 1940 lors de son interception par la police franquiste à la frontière espagnole. Dans sa critique de l’histoire processuelle et progressiste, il pouvait s’appuyer sur deux grandes intercessions : celle de Louis-Auguste Blanqui et celle de Friedrich Nietzsche. D’eux, il tira une notion de la révolution comme interruption, et non réalisation, de l’histoire. Blanqui, dans une vision cauchemardesque que Benjamin compara à celle d’un défilé de mode perpétuel, voyait le monde comme sempiternel répétition des mêmes types et des mêmes drames, dont l’insurrection devait bloquer le cours sans se soucier de l’avenir : « Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables. Ainsi de chacun… Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace. En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces sosies sont en chair et en os, voire en pantalon, en crinoline et en chignon. Ce ne sont point là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée. Voici néanmoins un grand défaut : il n’y a pas de progrès… Ce que nous appelons le progrès est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite, une humanité bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et vivant dans sa prison comme dans une immensité, pour sombre bientôt avec le globe qui a porté dans le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil. Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations. »

De la méditation cosmogonique de Blanqui, nous pouvons déduire que ce que les avant-gardes ont pour elles, à savoir leur justification par l’histoire, elle l’ont aussi contre elles, dans le savoir que la conscience seule n’est pas suffisante à son émancipation pratique, mais que les grandes choses ne se font qu’à travers une épaisse nuée trans-historique. Dans l’optique de changer la vie, il s’agit, en fait, de libérer le temps de la réitération du même. Ce fut à partir d’une tonalité affective similaire que les bandes dessinées de Jean-Claude Forest ont pu acquérir une justification interne suffisante, et une relation plus sobre à l’Histoire.

 

Sur quatre points au moins, les motivations explicites de Jean-Claude Forest s’inscrivent dans la stricte lignée des impératifs de l’Athenaum.

1) Un livre de bandes dessinées doit être autotélique et trans-générique, et il doit épuiser son propre sujet : « Ce que j’aime assez (…) c’est quand on prend un angle dans un univers donné, qu’on le fixe intensément jusqu’à ce qu’il soit vidé, après quoi on passe à un autre angle. Au cinéma, c’est un peu ce que fait Bergman par exemple. »
Ce qui entraîne cependant, comme corollaire malheureux, une impression persistante d’inaccomplissement et de fragmentation dans le travail réalisé : « Je ne fais que des œuvres ratées. »

2) Idéalement, l’auteur devrait travailler au sein d’un collectif (c’est ce qui attire Forest vers le cinéma, et l’amène à réaliser des albums en collaboration) : « Le travail en solitaire m’emmerde. »
Et la séparation des genres entre éditeur et créateur n’est pas non plus une bonne chose : « Les éditeurs ont commis fréquemment la même erreur. (…) Ils ne voulaient pas des créateurs mais plutôt des gestionnaires. Ils avaient peur d’un créateur. (…) Or ces gestionnaires n’étaient pas forcément de bons interlocuteurs pour les créateurs. Ces créateurs se trouvaient parfois en situation de grand désarroi lorsqu’ils livraient leur travail. Je l’ai vécu, je peux en parler. (…) On était seul. »

3) Les frontières de la bande dessinée avec les autres formes d’expression artistique doivent être détruites : « En réalité, je m’aperçois de plus en plus que les frontières entre bande dessinée, littérature et cinéma sont tout à fait arbitraires. Ce sont les frontières de la peur. » 

4) Enfin, de toute urgence, la bande dessinée a besoin d’une critique.
A quatorze ans de distance, dans deux interviews – l’une aux Cahiers de la bande dessinée en 1975, l’autre à Bulles Dingues en 1989 – Forest tient peu ou prou le même discours :
« Pour en revenir à la bande dessinée, il y a une chose que je regrette : c’est qu’au fond, elle n’a pas de critiques. Il n’y a pas une vraie critique de bande dessinée en tant que moyen d’expression mêlé aux autres, au même niveau que les autres. (…) La bande dessinée, on oublie toujours de la comparer à d’autres moyens d’expression, la littérature, le cinéma, etc. Il n’y a pas de raison. On peut très bien comparer un poète s’exprimant par la bande dessinée à un poète s’exprimant par les mots. » (Les Cahiers de la bande dessinée)
« On peut déplorer l’absence d’une véritable critique. Une critique qui juge de la bande dessinée non pas isolément en la maintenant dans son ghetto mais par rapport à d’autres formes d’expression. Depuis 15 ans la critique contribue à maintenir la bande dessinée dans sa marginalité – ne serait-ce qu’en ne la comparant qu’à elle-même. » (Bulles Dingues)

Le modèle de Forest en matière de critique est André Bazin : « C’est sa critique se référant constamment à d’autres formes d’art qui a permis à bon nombre de réalisateurs de mieux se comprendre, de mieux comprendre leur travail. » C’est aussi celui de Jacques Rivette. On sait que Rivette a été un grand critique avant de réaliser les films les plus fous et les plus libres des années 70, et peut-être même le plus grand critique des Cahiers du Cinéma (son premier texte théorique, Nous ne sommes plus innocents, est une sorte de chef d’œuvre du genre). On sait moins que Frank Zappa s’est aussi essayé à cet exercice à plusieurs reprises à la fin des années 60 (sur un mode « anthropologique », son approche favorite) et aurait probablement excellé dans ce genre s’il l’avait continué en parallèle de son œuvre de musicien. Mais ce qui relie Forest à ses deux stricts contemporains et phares de la seconde moitié du vingtième siècle, c’est avant tout leur conception de l’Histoire, indélébilement inscrite dans l’ensemble de leur œuvre, et qui sous-tend les véritables implications politiques et esthétiques de leur apport singulier et trans-personnel dans le domaine de l’art. Leurs livres, films, disques, se déroulent tous dans un présent qui n’est pas chronos, passage, mais aïon, abîme dans lequel le temps a été suspendu et se tient en arrêt. Son incarnation humoristique est Edmond Destin, dans les aventures d’Hypocrite, mais il est repérable à dans tous les autres livres de Forest. Il l’explique à Numa Sadoul : « Pour en revenir à mes personnages sublimes et dérisoires, disons qu’ils ne savent pas comment faire pour échapper à leur programme, à tout ce qui est écrit à l’avance. (…) En réalité, ils vont bien là où on les attendait : c’est à dire nulle part. Mais ils ont parfois des accès de délire où se mêlent mégalomanie et paranoïa – il faut bien qu’ils croient de temps en temps dominer le Destin ! – évidemment ils se rendent vite compte du caractère dérisoire de leurs tentatives… Et bon dieu c’que c’est beau ! »

La saisie d’une alliance possible entre un rapport critique à sa propre matière artistique, mais sans espoir quant au futur de celle-ci, prenant appui sur son inaccompli sans prophétiser quant à sa réalisation, ne pensant la puissance révolutionnaire de l’art que dans sa déliaison irrémédiable avec une relève politique organisée, sont les caractérisations éthiques où se rejoignent, de façon décisive, Forest, Rivette et Zappa.

Cette conception est bien évidemment la tournure tragique elle-même, et les thèmes grecs et latins traversent l’ensemble du corpus forestien : du labyrinthe de Barbarella aux jumelles Stomoxys et Glossina, qui rejouent Castor et Pollux. Il faut se rappeler que Forest dessinait en écoutant des pièces de théâtre à la radio, et que leur univers – « avec des hurlements et des morts interminables, le tout en vers… » – réussit ainsi probablement à s’insérer au sein de ses planches les plus futuristes et anticipatrices, enceignant l’avenir dans les atours stricts d’un passé mythique et même suranné, revenant en boucle jusqu’à atteindre le gel ou la fixité d’un tableau vivant. Dans son imaginaire, les éléments-clés de la représentation artistique se conjuguent et s’assemblent à leur plus haut niveau d’intensité poétique pour faire de chacun de ses livres une monade où échoue, dans l’avenir, un passé saturé d’« à présent ». Ceci vaut jusqu’aux retours de la sphère vampirique dans « Le Miroir aux Tempêtes » : retours provoqués par une même exclamation de Barbarella – « Foutu système ! Quand ça débloque tout se bloque ! » – qui l’enveloppe à chaque fois dans une nuée trans-historique, un état hypnotique où elle retrouve la présence d’aventuriers mondains et désuets, comme une pièce qui recommence à chaque fois : « On peut toujours se réunir (encore qu’il soit impossible d’en décider – nos rencontres sont toujours dépendantes d’une magie capricieuse) mais personne ne peut sortir d’ici… »

La torsion fantaisiste, les multiples tours que prend la fiction, et qui, chez d’autres auteurs, permettraient de déplacer ses personnages vers une plus grande liberté, Jean-Claude Forest en fait au contraire un cercle impitoyable qui reconduit les personnages à leur point de départ par la force d’une loi contraignante. A cette vision de l’histoire comme tour de cochon ou entourloupe correspond l’urgence d’une « organisation du pessimisme », cette tournure d’esprit qu’avaient exigé, en vain, du marxisme, les surréalistes, et, à leur suite, Walter Benjamin. C’est-à-dire l’incorporation individuelle de la « pensée la plus lourde », l’éternel retour, qui seule réapprendrait aux hommes fatigués la haine et l’esprit de sacrifice. À l’instar des héros de Forest – Barbarella, Lio, Narval, Browningwell, Petit Renard, Hypocrite, Brise-Bise ou le docteur Alizarine – nous pouvons bien modifier les pensées ou les valeurs qui commandent à la répartition des forces qui déterminent nos aventures, mais nous ne pouvons modifier leur mouvement circulaire.

Et quand ça débloque, tout se bloque.

 

Dans « Comment décoder l’Etircopyh », les deux organisations – A.M.F.F.F.P.A. et A.P.F.F.F.M.A. – se combattent impitoyablement et puérilement autour du Pont d’Avignon, alors qu’au cœur de celui-ci dansent les morts, entraînant un déluge qui s’étend jusque sur les villes d’Arles, New Angoulême, Saintes-Maries-de-la-mer... « Réduit à l’état de squelette, (le pont) disparaît à jamais dans les eaux du fleuve, commente Edmond Destin : Catastrophe exemplaire qui vient à point souligner combien fragile est notre vie et vaines nos ambitions… Elle nous dit aussi que la peste nous guette sous le masque chinois de la littérature… Et qu’il faut vraiment être dingue pour aller défier les lois de la Nature, de Dieu et du bon sens ! »
Ce dont les bandes dessinées de Forest font état, c’est de l’opposition irréductible des discours et des représentations et de l’impossibilité d’une synthèse prospective de ceux-ci comme de celles-là. Cette situation ne permet guère que la représentation de la représentation, c’est-à-dire une catastrophe.

Cette conception tragique de la modernité est celle que Hölderlin avait opposé à celle de ses deux amis de jeunesse, Hegel (pour qui toute contradiction est relevée synthétiquement, ce qui permet la progression dialectique de l’Histoire) et Schelling (qui tente de remonter à un état mythique antérieur, où les oppositions se dissolvent dans l’absolu mythologique).

Pour Hölderlin, de façon bien plus terrible et bien plus rigoureuse, « tout est discours contre discours, chacun supprimant l’autre. (…) Le transport, ce que l’on nomme en métrique la césure, la pure parole, l’interruption contre-rythmique, devient nécessaire pour aller à l’encontre, à son summum, de l’échange déchirant des représentations, en sorte que ce ne soit plus l’échange des représentations mais la représentation en elle-même qui apparaisse. (…) A la limite extrême de la souffrance, il ne reste en effet plus rien que les conditions du temps ou de l’espace. »

C’est également la conception de l’histoire que Benjamin – dans une fidélité inconditionnelle à Hölderlin (« sa » lumière) – transposera dans la pensée marxiste. C’est enfin celle que Rivette et Zappa réinscriront dans la perspective d’une pratique artistique avant-gardiste purifiée de ses naïves prétentions progressistes et processuelles, et, par là même, poussant la lutte émancipatrice à son plus haut degré d’intensité et de fêlure : le tour.

Le principe du tour, c’est la mise en avant consciente de la clôture des possibilités humaines, pour, en dernière instance, permettre – ou invoquer – son interruption. Chez Forest, comme chez Rivette et Zappa, les lieux investis pour vérifier la présence de cette clôture sont particulièrement représentatifs d’un ciel vidé : Ce sont des îles mystérieuses, des châteaux au bord de la mer, des camps de réfugiés, des lieux seuls ou des mondes miroirs. Dans ces univers dévastés, les personnages mis en présence prennent conscience des histoires qu’ils jouent et des mythes qu’ils rejouent au travers de ces histoires. Ils sont les rêves d’un rêve, les fictions tirées d’une fiction antérieure, et, au moment le plus tragique de leur aventure, apparaît la scène de théâtre comme horizon indépassable de leur lutte, soit la représentation elle-même et la conscience du retour sempiternel des mêmes types.

Un point commun essentiel entre les œuvres de Rivette et de Forest est la mise en abîme dans celles-ci du livre sur lequel elles opèrent leurs variations : Pour le premier, « Histoire des Treize » et « La Chasse au Snark » dans « Out 1 », « Alice au pays des merveilles » dans « Céline et Julie vont en bateau » ou « La Double inconstance » dans « La Bande des Quatre » ; pour le second, « L’île mystérieuse » (et même l’œuvre complète de Jules Verne) dans la nacelle échouée de « Mystérieuse, matin, midi et soir », et encore Lewis Carroll dans « Hypocrite et le monstre du Loch Ness » (au sujet duquel l’héroïne principale peut dire : « Ce guide est parfait pour ce genre de tourisme »). Chez Zappa, ce sont les mélodies elles-mêmes qui sont tissées de mélodies antérieures, détournements conscients et orchestrés de thèmes préexistants sur lesquels ses propres visions rêvent leur devenir, du « Petrouchka » de Stravinsky au « Baby Love » des Supremes (le premier morceau de son premier album, « Freak Out ! », commence déjà sur une variation sur le riff de « Satisfaction » des Rolling Stones). Cette volonté d’inscription de l’œuvre dans une maille complexe d’œuvres préexistantes est symptomatique de cette conscience d’une clôture des possibilités humaines, qui doit être prise comme point de départ de l’expérience des personnages, comme condition stricte de leur histoire et détermination absolue, voués au ciel vide, discours contre discours, d’une eschatologie sans rédemption.

 

« Lumpy Gravy » (1968), « Céline et Julie vont en bateau » (1974) et « La Jonque Fantôme vue de l’Orchestre » (1980) sont, dans cette optique, des œuvres cousines, placées en un même lieu de lisibilité historique, césurant les temps anciens et le nôtre, et qu’il est aujourd’hui décisif de pouvoir comprendre comme une totalité close et une coupure irréductible. Elles sont, littéralement, les apocalypses de notre temps.

Il est à cet égard crucial qu’elles se situent toutes les trois également dans une zone intermédiaire entre culture académique et culture populaire, et qu’elles brouillent les pistes ou les codes sensés justifier la plus épouvantablement artificielle des séparations. Frank Zappa disait qu’il n’y avait pas de différence d’essence entre « Louie Louie » et les derniers quatuors de Beethoven. Il n’y a, en effet, que de différentes répartitions de puissance. Une œuvre d’art populaire ne peut pas prendre autant de risques qu’une œuvre d’art confidentielle, mais elle peut faire éprouver les conséquences de ces risques sur un plus grand public. Inversement, une œuvre d’art confidentielle, malgré sa liberté et son ambition, entraîne facilement l’épuisement psychique de son auteur, son basculement dans l’autisme ou le ressentiment. Devant la scission entre plébiscite critique et succès public qui marque l’aube de la modernité (la poésie de Baudelaire naît précisément de cette scission, de ce qu’elle permet comme de ce qu’elle empêche), il ne s’agit ni de s’abandonner à la putasserie hallucinée de la marchandise culturelle ni de s’enfermer dans une posture stérile de mandarin contempteur de son époque. Il s’agit, encore une fois, d’incorporer la scission à l’intérieur même de notre drame, en harmonie contre-tendue, comme pour l’arc et la lyre. C’est seulement ainsi que nous pouvons être vivants.

Disque sapant les critères d’évaluation propres au rock ou à la musique contemporaine, « Lumpy Gravy » se présente explicitement comme une allégorie de la fin du monde ou un déluge. Alors que des porcs et des poneys dirigent un monde en état d’anomie, un groupe de réfugiés se terre à l’intérieur d’un grand piano, et observe l’Univers tourner désormais en boucle comme un disque rayé (« Round things are boring » est la dernière phrase prononcée sur le disque).

Film expérimental renouant avec les rebondissements des feuilletons populaires, « Céline et Julie vont en bateau » raconte l’histoire de deux magiciennes qui tentent de délivrer une petite fille hémophile d’une « journée perpétuelle » où elle est enfermée, en compagnie de son père et de ses deux tutrices. Céline et Julie veulent réintégrer l’événement disparaissant dans l’histoire, son point de fuite implicite. La loi réversible de l’éternel retour voulant que, si l’ensemble des forces de répartition du monde détermine chacun de nos instants, alors chacun de nos instants détermine à son tour l’ensemble des forces de répartition du monde, Céline et Julie, témoins du monde moderne, dont la temporalité circulaire révèle un caractère mythique, découvrent qu’elles en sont tout aussi bien les complices, capables de délivrer la Terre de son ensorcellement.

Ce qui est également le cas du tandem représenté par Forest au sein de « La Jonque fantôme vue de l’orchestre ». Dans cet élément tardif du corpus forestien, Gaston Gamine et Winnic Radbod déplacent une « vitre hygiénique » magique au cœur de la Saravonie Argovine dévastée par la guerre. A travers cette vitre, donnant sur un monde miroir, Winnic Radbod a fait basculer sa troupe de théâtre, qui rejoue en boucle la première de la pièce : « Sous chaque vivant se cache un mort et les morts sont promis à la vie éternelle dans l’éternité d’une journée unique et quelconque (…) Sempiternelle répétition des mêmes scènes, du même acte avec pour seules nuances les variantes que s’accordent les interprètes d’une représentation sur l’autre… » Finalement, la « fenêtre hygiénique » sera tout simplement détruite par Radbod, qui emmènera Gamine et le coati Sabayon dans un hydravion providentiel avec le projet d’inventer une « science nouvelle ». Face à Gamine, invoquant contre les tours du magicien la « réalité » pure et simple, Radbod relie le cercle vicieux de son opération sorcière aux guerres qui ravagent le monde : « Evidemment, je simplifie… Mais si j’entrais dans les détails, la peste entrerait dans tes veines… Pour s’en tenir là, dis-moi si tout cela a l’air vrai et si tout cela est bien réel ! »

Cette suspicion à l’égard de la dimension démiurgique ou mythique de l’avant-garde semble profondément inscrite dans l’œuvre de Forest, qui en partage néanmoins les ambitions initiales et ne démordra pas de leur légitimité. Elle éclate dans les paroles de Barbarella à Browningwell au commencement du « Semble-Lune » : « J’ai connu ces temps lointains où une chienlit de l’argent prétendait acheter le monde en achetant les grands médias, des journaux aux chaînes de T.V…. Ce que vous avez l’intention de faire – sous couvert de chefs d’œuvre cosmiques – ça ne vaut pas mieux ! » Ce dont Barbarella témoigne – contre et avec Browningwell – c’est d’une déliaison concrète entre l’art et la révolution dans une ère où la négativité apparaît comme une plus-value de la production culturelle. Un art qui ne s’est pas suffisamment émancipé des notions de réussite ou d’échec (que cette réussite soit commerciale ou historico-mythique) reste enceint dans le cercle vicieux de la domination capitaliste.

Cette clôture est le cercle vicieux des représentations qui s’opposent sans relève dialectique. Tout est discours contre discours, pouvoir contre pouvoir, et l’homme, comme système de réceptivité, se voit reconduit à la forme vide et catégorique du temps. Ainsi, la révolution ne se présente plus que comme l’énergie indifférente, la tournure insignifiante du mouvement tournant. C’est à partir de cette hypothèse circulaire, ce tour vidant la réalité de toute substance, césurant l’histoire pour faire apparaître la représentation elle-même, que l’avant-garde découvre son véritable sens : les noces de Barbarella et de Browningwell, et la Terre naissant de leur Rêve. C’est l’interruption magique de l’histoire elle-même, la délivrance d’un monde miroir, dans lequel on retrouve le point de fuite implicite des avant-gardes depuis l’Athenaum, mais que le hégélianisme des suivantes nous avait délibérément masqué. Et c’est de ce point de fuite même que nous devrons désormais repartir, maintenant que la politique classique et ses modes d’expression privilégiées comme ses présupposés implicites (estafettes militantes, représentativités postiches, processus supposé inéluctable de la démocratie s’incarnant dans un état mondial futur avec une séparation bien délimitée des pouvoirs) sont arrivées au point ultime de leur échec avoué et avéré.

 

Premier album « solo » de Frank Zappa, « Lumpy Gravy » s’est donné comme la deuxième phase de « We’re only in it for the money » de son groupe, The Mothers of Invention. Dans ce disque de 1967, le compositeur fait le deuil de la révolution hippie et conspue le caractère mimétique des militants. Fidèle aux freaks, Zappa voit dans les hippies le basculement d’une avant-garde (s’exprimant à travers une manière d’être différenciée) dans un mouvement de mode (caractérisée par des mimétismes vestimentaires et comportementaux). L’amour mielleux des hippies et leur pacifisme naissent en réalité du militarisme et de la haine déclarée de leurs parents comme sa couronne. Le L.S.D. n’est lui-même que le succédané du whisky de papa : « Les hippies sont incapables de détruire le système. Ils n’en ont pas le temps, ils sont trop occupés à se défoncer, à chercher leurs paradis artificiels. (…) En fin de compte, leur position sociale n’est qu’un conformisme inversé. Conformisme qui se manifeste d’une autre manière, mais conformisme quand même. Ils ont formé une société parallèle ; les mêmes événements se produisent, à la différence qu’ils sont vêtus d’une étrange façon. » Le résultat de leur opposition est malheureusement le renforcement du pouvoir exécutif, et la conclusion du disque annonce la réouverture des camps de prisonniers américains pour la solution finale du problème de la jeunesse. C’est contre ces quelques déplaisantes prémonitions que Zappa établit la consistance de son projet, la continuité conceptuelle, et qui motive la réalisation de films comme « Uncle Meat » (1967-1987), « donnant la preuve que pendant cette période du XXe siècle, il y avait également des gens qui ne pensaient ni ne vivaient comme les caricatures en plastique qui survivent en vue de nous représenter dans les rediffusions télévisuelles ou dans les livres d’Histoire. »

« Céline et Julie vont en bateau », à son tour, suit « Out 1 » (1971) que Jacques Rivette co-signe avec Suzanne Schiffmann (la monteuse de « La Société du Spectacle). Au dépassement de l’art proposé par les situationnistes (qui crachaient sur le « cadavre surfait » de ce dernier), Rivette oppose – entre « Out 1 » et « Céline et Julie vont en bateau » – un dépassement du projet politique par la constitution d’une alliance ésotérique entre membres séparés, solitaires oeuvrant dans une société secrète, proche des conspirations blanquistes dont l’horizon était un putsch au leader inconnu ou du lignage d’anti-magiciens anonymes appelé depuis Rodez à délivrer les corps de leur envoûtement. Cette exploration est continuée dans La Bande des Quatre (1988) où un groupe de cinq jeunes actrices apprennent également que leur engagement politique devra passer par le doute et la démolition de toutes leurs croyances concernant la différence de nature entre bandits et policiers, entre la loi et sa transgression, et entre l’exception et la règle. Mais « le sens du secret, leur dit Constance, leur professeur de théâtre, le sens du secret, je ne peux pas l’avoir pour vous. »

Quant à « La jonque fantôme vue de l’orchestre », il suit de près « Ici Même « (1979) écrit par Forest et dessiné par Tardi. Ce livre a pour particularité d’être précédé d’une préface de l’auteur, qui s’explique sur les conditions particulières qui ont rendu l’ouvrage possible, mais aussi et plus étrange, profite de cette occasion pour indiquer comment il ne faut pas le lire. Dans un geste qui a ceci de singulier qu’il indique ce qu’il ne faut pas faire et donc ce qui pourrait éventuellement être fait (« Comment ne pas décoder l’Emêmici »), Forest condamne par avance une lecture idéologique d’« Ici Même », une interprétation qui en ferait une satire politique, alors que, écrit-il, il y a été porté par sa « fascination (pour) la mécanique des choses » et la « machinerie du monde ». Le mot qui manque dans cette préface, et qui saute aux yeux sur la dernière planche du livre, c’est celui de « machination ». Dans « Ici Même », la vie, toute la vie, apparaît comme un gigantesque coup monté. Mornemont, le pays clos, est le lieu de la souveraineté chapardée, où s’étend la maladie, le « mal du manque » et la menace sourde mais tenace d’un état d’exception. Le corpus forestien se tient au lieu même de l’art comme à la totalité close de possibilités d’émancipations pratiques qui peut, à tout instant, être perdue à jamais (« Ici Même », « La Jonque Fantôme vue de l’Orchestre ») ou gagnée pour toujours (« Le Semble-Lune », « Comment décoder l’Etircopyh »). L’art devient ainsi le paratonnerre, chaque fois unique, d’un coup d’état.

 

Que ces œuvres aient été le fait d’hommes seuls, ne se revendiquant pas ou plus de l’avant-garde, ne doit pas nous faire penser qu’il s’agit ici d’individus dont la conscience historique et le désir d’action collective aient été absents. Au contraire, c’est de la nécessité historique et collective que s’est constituée leur solitude par défaut, dans l’attente d’un nouveau type d’alliance qu’il nous sera loisible de réaliser, une fois désensorcelés du mythe de l’effectivité politique classique d’une proposition artistique, et donc de la surévaluation théorique de l’avenir dans la consolidation du projet. À travers les mutations unies, Frank Zappa continua pourtant d’incarner son idéal utopique d’une société des freaks réunit par leur seule déliaison sociale. Le cinéma de Jacques Rivette est le seul en France à avoir tenté de réunir les exigences de l’avant-garde (dont le travail collectif avec les acteurs, co-scénaristes des films, est la présentation micro-logique) avec un renouvellement passionné de l’art narratif et de l’intrigue feuilletonesque. L’enfant, enfin, dans les bandes dessinées de Jean-Claude Forest, est le fruit des noces de l’auteur avec une fille du feu et le dépositaire de leur legs dramatique, qu’il doit porter à son plus haut degré d’intensité. À travers lui, nous devons comprendre que l’acte politique par excellence est infiniment plus proche du geste propre aux héros des contes de fée qu’aucune stratégie politique dont les fins justifient – plus ou moins bien – les moyens.

Cet acte politique est celui du désenvoûtement perpétuel, désenvoûtement dans lequel Antonin Artaud voyait la vérité ultime du surréalisme et que nous pouvons raisonnablement étendre à l’ensemble des avant-gardes. Participant d’un désensorcellement des puissances mythiques du monde moderne, les livres de Forest furent à la hauteur de cette tâche. Dans ces fictions motivées par le cauchemar d’un éternel revenir, le capitalisme y montre son véritable visage : celui d’une fantasmagorie où, dans un mouvement de production et d’accumulation incessant de richesses dont les hommes qui les fabriquent sont privés, une nuée magique enveloppe l’atmosphère pour masquer que la pièce qui se joue depuis maintenant plus de deux siècles est la même. Son insistance à dessiner les hommes de l’avenir dans les costumes du passé (Restauration et Ancien Régime) en est la griffe esthétique. C’est donc d’une dramatisation extrême de notre pessimisme historique que nous obtiendrons les armes de notre émancipation comme la haine nécessaire pour venger les oppressions passées sur lesquelles le monde moderne a établi son règne.

L’attente messianique prend dans l’ordre profane la forme de la recherche du bonheur. Barbarella, fille du feu et amante d’un aventurier nommé Narval dans « Les Colères du Mange-Minutes », est une de ses incarnations, car, en elle, la connaissance devient une conquête du plaisir et l’Odyssée de l’Espace une guerre sans fin et sans merci. Hypocrite, héroïne d’un « grand roman hystérique » et seul personnage sincère dans un monde tissé d’impostures et de double sens – « Hypocrite ? Bfff ! Pas plus que les autres ! » – en est une autre. Winnic Radbod et Gaston Gamine, enfin, comme les héros de « Lumpy Gravy » (si on peut encore parler de héros) sont des réfugiés, errant de pays en pays, ayant perdu tous leurs droits et cessant de vouloir s’assimiler coûte que coûte à une nouvelle identité nationale. Ils sont dès lors, comme a pu l’écrire Hannah Arendt dans un article fulgurant de 1943 : « l’avant-garde de leurs peuples. » Cette avant-garde a ceci de neuf qu’elle a abandonné toute ambition de s’instaurer comme culture ou comme pouvoir. Elle ne s’identifie plus aux vainqueurs de l’histoire, mais transporte sur le tour de la Terre la haine et la vengeance des oppressions passées. Selon la profonde exigence de Blanqui, elle s’interdit de se demander ce qu’elle fera « plus tard » : elle se contente de répondre, corps pour corps, sort contre sort, aux meurtres d’âme des envoûteurs du monde moderne, et révèle l’état anomique dans lequel nous sommes aujourd’hui plongés. L’exigence extrême en matière d’art, alliant toutes les attentes esthétiques de la modernité comme la précision mécanique des narrations populaires, s’insinuant dans la détermination absolue d’œuvres préexistantes pour en tirer les variations les plus inattendues et les propositions les plus extrêmes, conjuguant la complexité théorique et sa césure poétique, sachant faire du travail une joie et du délassement un mode de connaissance, enfin oeuvrant à un désenvoûtement perpétuel des mythes de la religion capitaliste, doit être le véritable modus operandi de la politisation de l’art. 

 

Ici commence notre désespoir d’artiste. C’est de ce désespoir que nous devons tirer nos raisons d’agir, comme nous devons gagner notre force de la force susceptible de nous affecter. Les titres de gloire de Barbarella résument et organisent les composantes de ce désespoir et de cette force. L’histoire est un mange-minutes : nous devons tourner le dos au futur pour voir, dans le temps présent, le passé se contracter avec angoisse et brutalité dans l’exigence de sa délivrance. La nuée trans-historique infra-mince que représente ce présent saturé de toute l’angoisse contractée du passé est le miroir aux tempêtes dans lequel nous nous engouffrons à chaque instant (toute avant-garde se déroule dans l’état hypnotique, ivre, d’un miroir aux tempêtes). Enfin, en son cœur, le semble-lune est ce monde miroir que nous produisons pour en suspendre l’absurdité achevée et l’échec pratique annoncé. Ces trois images doivent commander le soin qui sera à l’œuvre dans notre art comme dans notre pensée. Comme à pu le dire Benjamin, en lecture du romantisme d’Iéna, l’idée de la poésie est la prose. Et la réalisation de cet idéal poétique (critique et artistique) fut accomplie pour la première fois à côté du préromantisme comme si son cœur avait été disposé à l’extérieur de sa poitrine.

Ce cœur, c’est Hölderlin, et le principe qui dirige sa poétique est celui de la sobriété dans l’art. Ce qui caractérise essentiellement son esprit, en matière de critique et de poésie, est la recherche méthodique et passionné de règles, de principes métaphysiques et de limites épistémologiques, pour enceindre dans une forme fixée les débordements de l’enthousiasme poétique moderne. La rime s’étant dissoute avec la mort de Dieu, le telos de l’œuvre d’art sacrifié à lui-même depuis l’Athenaum dans le dépassement des genres, il faut fournir un appareil méthodologique capable de donner une forme à cette atéléologie, de produire des règles à la mesure du temps magique de la catastrophe : c’est le rôle de la critique quand elle est, elle-même, œuvre de poètes. « La poésie moderne, écrit Hölderlin, manque tout particulièrement d’école et de métier tels en effet que son mode de procéder puisse se calculer et, une fois appris, se répéter dans la pratique en toute sécurité. En toute chose, parmi les hommes, on a à être attentif en ceci, que c’est quelque chose, c’est-à-dire une chose qui peut se connaître par la médiation de son apparaître, en sorte que la manière dont elle est conditionnée peut être déterminée et enseignée. »

Que l’enthousiasme déborde dans l’informe, voilà ce que savent tous les artistes, mais qu’ils doivent aboutir à une forme qui transforme leur enthousiasme en sobriété, et que cette forme passe, terme qui ne doit pas être abandonné à la science, par un calcul, c’est-à-dire une « mécanique des choses » ou une « machinerie du monde » méditée avec soin, c’est l’intuition profonde dont on doit créditer Hölderlin et qui ne doit être abandonnée à aucun prix.

On peut voir luire, à travers ces lignes lucides, l’acharnement tragique de nos intercesseurs capitaux : celui de Frank Zappa pour une réussite d’interprétation métronomique de ses œuvres les plus anarchiques, le synopsis contraignant et fatal de Jacques Rivette qui délimite les bords des improvisations échevelées de ses acteurs, et, par dessus tout, la « machination » au cœur de l’esthétique narrative de Jean-Claude Forest. Soit le fait, que, « point par point », tout puisse s’expliquer (se calculer, s’apprendre et se transmettre) mais que l’ensemble, on ne sait pourquoi, devient alors – d’autant plus – « inexplicable ». C’est d’une méditation approfondie de toutes les contraintes qu’ils auront intégrées à la forme de leur art comme de toutes les attentes qu’ils auront conférées à sa matière, qu’une avant-garde devra repartir, histoire de tenir le pas gagné. Poussant la dialectique au point où elle ne peut plus produire de synthèse prospective, toute œuvre d’art conséquente réalise, chaque fois unique, le véritable état d’exception. Dans la bande dessinée, Forest fut cette césure et cet éclair. A l’aube d’une re-définition des puissances conjuguées de l’art et de la politique, de la bande dessinée et de la philosophie, il faut impérativement lui rendre cette part, afin que le train du monde n’ait pas de lacune.