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Présentations de Twin Peaks Fire Walk with Me et d'Eraserhead
Paru en 2017

Contexte de parution : Potemkine Films

Présentation :

Textes écrits pour accompagner la ressortie en salle en mai 2017 de Eraserhead et Twin Peaks Fire walk with me par Potemkine Films.


Sujet principal : menu_mondes.pngDavid Lynchmenu_mondes.png, menu_mondes.pngTwin Peaksmenu_mondes.png
Cité(s) également : plusFats Waller, Jacques Tati, Tod Browning, Werner Herzog




Twin Peaks n’est pas une série, ce n’est pas un film, c’est une manière d’être. Et cette manière d’être passe par une manière de voir et de sentir, de bouger et de sourire, de penser et de danser. En 1992, alors que, sur décision de la chaine ABC, la série s’arrête de façon traumatique pour les spectateurs comme pour les producteurs, David Lynch ne s’avoue pas vaincu et tente le tout pour le tout. Il fait un premier film depuis Twin Peaks, où il réinvente une fois de plus le cinéma : l’espace-temps est perturbé par l’électricité, ses plans jusque là harmonieux se mettent à vibrer, et les personnages sont soudain perdus dans le Temps. C’est Fire Walk with me, à la fois une exploration de ce dont la série n’était que le miroir (les derniers jours de Laura Palmer) et une miroir de ce que la série comptait explorer : la relation entre le spectateur et l’autre monde, la métamorphose du spectateur en « initié », capable de traverser une forêt de symboles où les couleurs, les formes et les sons se répondent. Le réalisateur est un  voyant : il montre des séquences dont il n’a pas nécessairement les clés mais qui se situent à la fois dans ce monde et à la frontière de l’autre. Le film a été massacré à sa sortie par une critique indigente, qui ne voyait ni ce que le film ne voulait pas faire (en gros, une redite de la série) ni ce qu’il voulait faire : une expérience initiatique où le spectateur serait métamorphosé, transformé en un être supérieur, capable d’affronter l’ouverture de la Black Lodge et l’enténébrement du monde. Fire Walk with me est l’art poétique qui conditionne Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire : ces films où, comme le dit Buffy, « le temps devient tout David Lynch » et que le spectateur fasciné ne cesse de revoir, sachant qu’ils contiennent peut-être les secrets conjugués de son être et du monde. Aujourd’hui, alors que, miraculeusement, vingt-sept ans plus tard, la série va revenir enfin, il faut revoir Fire Walk with me pour nous préparer. Depuis Fire Walk with me, nous sommes tous des agents du FBI plongés dans des « affaires Rose Bleue », rassemblant les pièces d’une intrigue éparses comme des membres d’Osiris et tentant de sauver l’humanité de la poursuite de la mauvaise lumière.

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Soudain une météorite venant d’une galaxie lointaine prend la forme d’un film et troue le rideau qui séparait jusqu’alors le spectateur des petits secrets de Dieu. Quel dieu ? Le mauvais dieu, le dieu-démiurge vérolé et sa forge de malheur. L’esprit de l’homme flottait sereinement dans le ciel étoilé mais, par la volonté de son « créateur », il est transformé en matière. Le premier homme chute dans le monde et le monde ressemble à un Philadelphie en noir et blanc, industriel, misérable, plein de sons d’usine beaux et tristes comme des symphonies de souffrance à travers lesquels perce une petite musique à l’orgue, un thème de Fats Waller comme un rayon de lumière à travers la brume. L’image tient à la fois du cinéma expressionniste, du burlesque primitif et du punk naissant. C’est sombre comme du Tod Browning et rythmé comme du Jacques Tati, avec des extases visionnaires qu’on n’avait vues précédemment que chez Andrei Tarkovski et Werner Herzog. Le récit, lui, est simple, cruel et pur comme un poème ou comme une bande dessinée. Le héros est chômeur, il erre dans une ville dévastée. Le mariage et la procréation sont les punitions d’une faute qu’il n’a pas commise. Et pourtant il rêve. Il rêve ou il voit, dans un espace intermédiaire entre les mondes, un petit théâtre imaginal situé dans son radiateur où danse une jeune fille aux cheveux marilyniens et aux grosses joues d’écureuil qui écrase des fœtus en lui souriant de toutes ses dents. Eraserhead c’est le premier film du monde.

Ce qu’invente David Lynch dans Eraserhead c’est le mélodrame expérimental et une avant-garde pour les boy-scouts. Il est impossible de croire que le film ait été réalisé dans les années soixante-dix. C’est un steampunk tellement anachronique qu’il se situe dans tous les temps à la fois et annonce le monde dans lequel la génération qui venait serait amenée à vivre : à la fois radicalement cruel, radicalement inhumain et d’une grande tendresse, d’une grande poésie amoureuse. Nous sommes tous désormais les enfants d’Henry Spencer à la recherche de leur ange, une jeune fille qui chante le paradis et dissipe nos souffrances.