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Les sept derniers disques
Paru en 2012

Contexte de parution : Rock&Folk

Présentation :

Publication dans le numéro 536 de Rock&Folk d'avril 2012.


Cité(s) également : plusArthur Rimbaud, B.B. King, menu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, Fred, Jacques Brel, menu_mondes.pngJean-Christophe Menumenu_mondes.png, Jimi Hendrix, Jimmy Page, John Coltrane, John Lee Hooker, King Crimson, Lars von Trier, Mike Patton, Muddy Waters, Nine Inch Nails, Prince, Robert Fripp, Saint Jean, Scott Walker, Trent Reznor, Trey Spruance, Yoko Ono, Zygmunt Bauman




L’apocalypse n’est pas la fin du monde. Ce n’est même pas un moment de l’histoire du monde. L’apocalypse est une manière d’être. Tous les artistes un peu conséquents ont une dimension apocalyptique. Ce n’est pas parce qu’ils attendent systématiquement la destruction de ce monde mauvais – quoique ! – c’est parce qu’ils composent une œuvre dont les enjeux sont le dévoilement d’une vérité masquée depuis le commencement du monde, une vérité mauvaise située au cœur de ce monde (le grand ratage du stupide démiurge), et le conditionnant d’autant mieux qu’elle reste systématiquement invisible aux yeux des hommes. Comme dans un film de Lars von Trier, l’apocalypse, c’est une mariée qui enlève son voile ; et cette femme : c’est la réalité. La réalité est opaque tant qu’on ne l’a pas épurée et filtrée, secouée et remise en forme. À partir du moment où on situe le travail poétique dans une relation obsessionnelle à la réalité, on est apocalyptique. Viens, étoile absinthe.

Frank Zappa le dit très simplement : « L’illusion de la liberté continuera aussi longtemps qu’il est profitable de faire perdurer cette illusion. Lorsque cette illusion sera trop coûteuse à maintenir, ils débarrasseront la scène, déferont les rideaux et vous verrez le mur de briques au fond du théâtre. » Aujourd’hui, l’illusion de la liberté n’en a plus pour longtemps. Le pouvoir robotique, sans humanité, sans affect, des banques européennes et des pouvoirs financiers internationaux débarrasse les scènes italienne, grecque, portugaise ou irlandaise de ces illusions trop coûteuses que sont des gouvernements démocratiques ou des décisions au bénéfice des peuples. La dictature sans fard s’installe alors que la Terre est bousillée par les indénombrables saloperies que l’Occident a imposé au reste du monde. Aujourd’hui, nous sommes tous des apocalypses en puissance. Ca ne veut pas dire que le monde va finir. Ca veut dire que l’apocalypse est en train d’avoir lieu, en chacun de nous, totalement, définitivement : nous sommes en train de voir qui nous sommes. Nous découvrons notre cœur comme une mariée qui enlève son voile, et nous entendons le son qui le fait battre depuis la naissance de l’Univers.

De quoi nous parle L’Apocalypse de saint Jean ? Il nous parle des rythmes de l’existence humaine comme des cycles de manifestation. Il nous dit que le changement d’ère ne se fera pas sans des mouvements mélodiques particuliers, accompagnant catastrophes et symboles et épiphanisant alors la Grande Note dans son changement de forme. Au moment de passer d’un monde au suivant, pendant le dernier déluge et le nouveau repeuplement, alors que nous traversons la Terre tels des Bohémiens, on conseillera quelques armes pour nous accompagner pendant cette grande épreuve. Sept disques, pas plus : sept disques comme autant de trompettes pour les anges.

Et d’abord, le « White Album » des Beatles (1968) : c’est le premier album apocalyptique, le disque qui suit et clôt symboliquement l’ère des « albums concept », c’est-à-dire l’ère de la pop music tout court. On s’en souvient : en 1967, les Beatles inventent l’album-concept – et la pop culture, c’est-à-dire la culture qui nourrit et comprend notre époque. « Sgt. Pepper » est le signe de ralliement des gnostiques épars à travers le monde, mais aussi celui qui annonce la progression irrésistible de la solitude sur la Terre : un album à écouter chez soi, dont la somme est supérieure à l’addition des parties, mais qui ne parle que de l’étrangeté de l’homme au monde. « White Album » n’est déjà plus un album-concept. C’est un album qui dépose l’époque, et avec elle, le monde. C’est l’album de toutes les fins : de la fin du rêve des 60’s à la fin du mauvais rêve de l’Occident. C’est un disque qui passe par tous les styles (rock’n’roll, jazz, country, expérimental, variété) et par toutes les tonalités émotionnelles (compassion, dégoût, fête, désir de mourir, retour à la nature) mais pour en finir avec chacun. Enfin, réaction à la rencontre ratée avec le Maharishi, « White Album » est le disque apocalyptique par excellence, parce que c’est le disque de la confrontation aux faux prophètes (« Sexy Sadie »). « And then you become naked » dit Yoko Ono vers la fin de « Revolution 9 » : encore une mariée qui enlève son voile.

Comme chez Rimbaud, une fois que l’idée du déluge se sera rassise, il faudra inventer un nouvel amour. « Electric Ladyland » (1968) de Jimi Hendrix nous y aidera. C’est le disque des lumières et des visions : les dieux y font l’amour et le monde y naît, à nouveau, avec des femmes sorcières et fées, chamaniques et visionnaires… « Electric Ladyland », c’est le monde de tous les blues et le blues de tous les mondes : de Muddy Waters à John Lee Hooker, en passant par B.B. King et même John Coltrane, tous sont traversés en une seule chanson-fleuve : « Voodoo Chile ». La lune est rouge-sang, la gitane annonce la naissance de l’enfant. Il y a des lions et des aigles, la bague d’une sorcière de Venus, des désirs aussi lointains que les mines sulfuriques de Jupiter, des jardins liquides… Enfin la vie s’achève pour renaître dans « 1983 » : « Je suis vivant mais la guerre est encore là ; Catherine, mon amour, et moi, faisons notre derrière ballade dans les sons de la mer, non pour mourir, mais pour renaître, loin de ces contrées battues et déchirées. »

Si l’enfant-vaudou ne suffit pas à faire de nous des hommes neufs, il faut utiliser Lucifer comme échelle pour atteindre la divinité. Le grand disque luciférien, le disque de l’intensification, c’est « Red » de King Crimson (1974) : une guitare d’une extraordinaire lourdeur, des rythmes imprenables, un saxophone et un violon malades, mais une basse impitoyable et une caisse claire au son parfait. Le désastre est le thème de l’album : l’ange déchu, la projection astrale se transformant en cauchemar et enfin le lent poème saturnien de la chute : « Starless », l’absence d’étoiles. 1974, c’est le moment où quelques rares individus ont compris ce que signifiait pour les États de cesser de battre monnaie ou d’emprunter à leur propre banque : les clés du pouvoir remises à l’oligarchie financière et l’ouverture d’une séquence dont nous vivons aujourd’hui le moment le plus terrible. À la sortie du disque, Robert Fripp déclare : « La dépression des années trente ressemblera à une ballade du Dimanche comparée à cette apocalypse. Le déclin a commencé – mais ce n’est pas lugubre : pour qu’un nouveau monde apparaisse, l’ancien doit mourir. »

Le quatrième disque, c’est « Purple Rain » de Prince : un album bouleversant de 1984 pour accompagner un film d’une laideur souveraine, se transformant en B.O. de toutes nos vies en miettes et nos amours liquides, comme les a analysé le très grand sociologue de l’époque, Zygmunt Bauman, mais rehaussés et débarrassés de leurs limitations, et enfin recentrés sur leur cœur érotico-mystique. Prince ou l’exaltation du Christ-Dionysos, la solitude souveraine, la sexualité tragique, les synthétiseurs qui chantent comme des sirènes, les rocks et les funks qui s’allient en une proposition d’une extraordinaire concentration, d’une exaltante densité. « Purple Rain », c’est la victoire de la Renaissance hermétique : la musique comme méthode pour transformer la pulsion érotique en chant d’amour divin (« Darling Nikki » et sa conclusion théophanique), la révolte en justice, la mélancolie en courage et la passion amoureuse en amitié.

En 1994, Frank Zappa est mort mais il sort un dernier album, achevé peu de temps avant son évanouissement dans le temps. C’est « Civilization Phaze III ». C’est l’album d’après la dernière guerre du monde : celui qui dit définitivement tout le mal qu’il y a à penser de cette civilisation que nous sommes en train d’abandonner. Il y a des bribes de dialogues de 1967 et d’autres de 1991. C’est un mythe et presque un récit alchimique : quelques survivants aux guerres et aux désastres écologiques se réfugient dans un grand piano et errent dans les détails de ses couloirs recouverts de hiéroglyphes. Il y a des morceaux au synclavier et d’autres joués par l’Ensemble Moderne, enfin quelques uns où on ne sait plus ce qui appartient au monde acoustique et au monde électronique. Il y a enfin les deux plus grands morceaux de Zappa : l’infini « Dio Fa », au mille nuances d’effroi, et le délicat et bouleversant « Amnerika », où la ligne mélodique n’est pas jouée deux notes successives par le même instrument, le thème passant du violon au trombone, et du piano au xylophone, créant une étrange impression de solidarité dans le chaos et d’amitié dans la détresse.

Place au dernier grand homme du monde : celui qui pouvait devenir une superstar mais qui a retourné le contrat du diable avec un énorme crachat à la place de la signature sanglante. C’est Trent Reznor a.k.a. Nine Inch Nails. Avec « Year Zero » (2007), en Jimmy Page moderne, Reznor a expérimenté des possibilités encore inconnues pour communiquer directement son disque à son public : en déposant les morceaux de l’album sur des clés USB dans les chiottes de ses concerts et laissant le puzzle se reconstituer sur la toile : le 14 février, à Lisbonne ; le 19, à Barcelone ; le 25, à Manchester… L’album se passe en 2022. Après une guerre inique menée contre le régime iranien et plusieurs pseudo-attaques terroristes (l’anti-occidentalisme de Reznor est sans faille), le gouvernement américain fait passer une ultime loi martiale qui le fait disposer d’un contrôle total du pays. Des internautes trouvent alors une technique pour envoyer des messages dans le passé et décident d’avertir les peuples de 2007 de ce qui va se produire... « Year Zero » est un album sur « la façon dont nous traitons le reste du monde et nos propres citoyens ». Reznor y fait tous les instruments : des boites à rythme rappelant les vieux disques de rap, des drones qui montent et qui descendent, des riffs de guitare qui insistent comme des migraines pleines de petites serpents, et toujours ce piano droit malingre et bouleversant. Ce sera notre sixième disque, notre sixième ange.

Aux chevaliers théophaniques, le dernier mot. Ce n’est pas un album, juste un single, publié seul, sans version CD, sans mp3 vendu sur Itunes. C’est un simple 45 tours de 2012 pour célébrer les retrouvailles de Trey Spruance, plus grand guitariste du monde, et Mike Patton, plus grand chanteur du monde, depuis leur brouille en 1999. « La Chanson de Jacky » : une cover version de la très grande chanson de Jacques Brel de 1966, reprise par Scott Walker en 1967, et détournée pour la rendre encore plus folle, endiablée, lyrique. « La Chanson de Jacky » est une chanson qui rend heureux, une chanson qui rend fou. C’est la chanson de toutes les fidélités, et Patton, avec son français yaourt qui ressemble presque à de l’italien baragouiné par un allemand, hurle pour vous et moi : « Je sais quand même que chaque nuit / J’entendrai dans mon paradis / Les anges, les Saints et Lucifer / Me chanter la chanson d’naguère / Celle du temps où j’m’appelais Jacky » ...

Les anges, les Saints et Lucifer s’impatientent ; il va falloir partir. La roulotte de la fin du monde traverse les landes désolées comme le petit cirque de Fred. Nous étions noir et blanc : vienne la couleur. Nous étions sépia : vienne l’étoile-absinthe qui nous repeindra de toutes les nuances de vert et de rouge pour nous redonner vie. Nous avons rendez-vous, de l’autre côté du temps.

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Illustration de JC Menu.