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Nous aussi notre cœur est lourd
Paru en 2012

Contexte de parution : How we tried...

Présentation :

Texte réalisé à l'occasion de la création musicale How we tried a new combination of notes to show the invisible or even the embrace of eternity d'Olivier Mellano à l'Opéra de Rennes en décembre 2012.


Sujet principal : Olivier Mellano
Cité(s) également : plusmenu_mondes.pngAndy Kaufmanmenu_mondes.png, Fiodor Dostoïevski, Jean Cassien, Julian Jaynes




« L’Esprit-Saint est la compréhension directe de la beauté, la conscience prophétique de l’harmonie, et par conséquence sa poursuite incessante. »
Fiodor Dostoïevski, carnets des Démons

 

La naissance du romantisme, c’est le sentiment de la perte : perte de la parole originelle, l’accord entre soi-même et le cosmos, la clé de l’explication du monde, et jusqu’aux rituels qui authentifiaient notre relation à la divinité. Les poètes qui posent le pied sur cette nouvelle planète voient alors se dessiner tous les problèmes associés à cette perte initiale. Le monde devient terriblement mystérieux. Nous naissons divins mais abandonnés, appelés mais déliés. Nous sommes éloignés mais notre soif est insatiable. Saurons-nous jamais retrouver le chemin transfigurateur qui fera de nous, à nouveau, les émissaires de la divinité consciente et créatrice ? Notre vie entière n’est plus qu’une quête du pôle d’orientation, de la fleur bleue, union de soi-même et du Tout, ou de la petite voix qui nous dira ce que nous devons faire. Notre souci, l’œuvre d’art, n’est plus l’illustration d’une connaissance sereine qui nous précède et nous comprend. Elle doit produire – en même temps qu’elle se produit elle-même – sa nécessité, sa théorie, son analyse. Elle est immédiatement cosmique : elle doit se constituer comme un art poétique, un système de la nature. Mais ce système de la nature est inachevé, éparpillé en fragments, comme une porcelaine brisée dans le salon. Et nous courons comme des petits lapins aux pattes cassées par les pièges des chasseurs.

Olivier Mellano sait tout ça. How we tried a new combination of notes to show the invisible or even the embrace of eternity est une pièce sur la recherche de l’absolu. L’absolu en musique, c’est le point où la musique s’engendre elle-même, où le compositeur n’est plus qu’un filtre par lequel entre et sort la musique comme un café noir inépuisable. La quête de cet état de grâce est la fleur bleue du musicien. Elle est la raison pour laquelle il cherche sans cesse et souffre sans fin. Celui-ci veut trouver le point où, entièrement abandonné à la pression de la musique elle-même, il n’est plus que l’humble et anonyme exécutant de celle-ci. How we tried est également une œuvre qui se donne à elle-même comme son propre commentaire. La voix ne cesse de chanter ce que la musique est en train d’opérer ; elle est la conscience permanente de sa propre recherche, le double de son apparition, à la fois sa réplique et la naissance de sa duplicité, et donc la présence de son impossible achèvement. How we tried commence par une représentation du chaos originel, le tohu-bohu du commencement de la Genèse, et la tentative de mettre en scène – tel un film pour les oreilles – l’auto-organisation, anarchiste mais disciplinée, des notes. Et la voix parle et commente : « Cette musique ne va nulle part. Elle se gonfle comme un cœur lourd. »

Nous aussi notre cœur est lourd. Nous aussi, nous sommes seuls depuis une petite éternité, depuis que la « petite voix dans notre tête », notre Ange ou notre jumeau céleste, ne s’est pas clairement manifesté pour nous indiquer si nous devons prendre tel ou tel chemin… Nous aussi notre cœur est lourd depuis que nous devons, à tout moment, « choisir » notre prochain geste, notre prochaine étape, notre prochaine métamorphose. Et nous ne serons jamais heureux tant que nous aurons encore à décider seuls de tout ce que nous devons faire. Dans La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, le psychologue américain Julian Jaynes pose l’hypothèse que l’audition des voix dans le cerveau droit n’est pas une anomalie connue seulement des schizophrènes, des personnes vivant un grave effondrement psychique lié à un drame personnel ou des joyeux consommateurs de stupéfiants. C’est un phénomène humain naturel qui aurait été étouffé avec l’apparition de la conscience entre l’an 1000 et l’an 800 avant Jésus-Christ. Lors d’une prise de décision liée à l’apparition d’une situation inédite, l’homme d’avant se contentait d’obéir à cette voix – et c’est cette voix qui, plus tard, aurait été célébrée comme un dieu, exorcisée comme un démon ou conjurée comme un spectre. Toute notre histoire serait celle du deuil impossible de cet esprit bicaméral, un esprit que nous tentons, depuis l’établissement de la conscience, de retrouver par des prières, des rituels, ou par des méthodes d’auto-intoxication produisant un état de transe. L’esprit bicaméral est un esprit que nous tentons de retrouver par la musique. Et la voix de continuer à commenter : « La forme s’impose d’elle-même, la forme s’impose, sûre d’elle, au créateur. Quelle est notre marge de manœuvre lorsque l’ange s’impose avec une telle force ? »

Olivier Mellano conduit son morceau comme un capitaine mallarméen, à bord d’un navire, ayant tiré sa première note d’un coup de dés, et tanguant et zigzaguant depuis dans une mer de sons et de notes. Et, semblable au perroquet sur l’épaule de Long John Silver dans L’île au trésor, ou à la marionnette de Tony Clifton dans le Andy Kaufman show, il a sa conscience auprès de lui qui commente tout ce qu’il est en train d’écrire, de jouer et de vivre : « Tout le monde joue la note la plus grave. Tout le monde joue la note la plus profonde. » La recherche de l’absolu en musique, c’est – comme chez les derviches – tourner sans cesse autour de la Grande Note comme autour d’un malstrom.  C’est le Aum des Hindous, qui nous relie au système solaire, au cosmos et à l’Absolu. Alpha et Oméga de la manifestation universelle, la Grande Note s’est d’abord subdivisée en Lumière et Eau. La Lumière, c’est Purusha, la présence du principe (Atmâ) dans chaque être humain. Et Purusha se mêle à une étendue d’eau, Prakriti (image de la « passivité universelle » et ensemble des possibilités formelles) pour former la source de toute manifestation. Chez les Hopis, la Grande Note se nomme Palöngawhoya. Après chaque destruction et reconstruction du monde, alors que Pöqònghoya, l’écho, impose ses mains sur le sol pour le solidifier, Palöngawhoya traverse la Terre pour y propager le son de son cri, et tous les centres vibratoires, placées le long de l’axe terrestre d’un pôle à l’autre, résonnent à cet appel. À son tour, Olivier Mellano propose sa version, plus gnostique, plus héroïque et nostalgique, de l’histoire de la Grande Note : « Aux âges anciens où seuls les dieux occupaient l’univers, une déesse punie fut envoyée sur terre. Ayant pris corps, déchue de l'ether, désespérée et luttant contre les éléments, la déesse tira du plus profond de son être le souvenir de l’ether et le projeta de la pleine force de sa gorge sur toutes choses terrestres. L’air se mit à vibrer et l’on entendit la première musique du monde. Les éléments se turent et les dieux bouleversés peuplèrent cette terre apaisée de créatures qui sauraient recréer ce miracle. Et quand l’homme veut parler aux dieux, son chant s’élève et fait vibrer l’harmonie cachée des choses. »

Alors le Aum des Hindous se fait mantra. Alors les soufis dansent au rythme du Zhikr. Et, chez les chrétiens orthodoxes également, on retrouve cette technique pour s’accorder au rythme divin. C’est la prière perpétuelle du pèlerin russe, inspiré de l’hésychasme, le yoga des chrétiens d’Orient : « Tout moine qui vise au souvenir continuel de Dieu doit s’accoutumer à murmurer intérieurement et à repasser sans cesse dans son cœur la formule que je vais vous livrer, écrit Jean Cassien, et chasser pour cela la multitude des autres pensées, car il ne pourra s’y tenir que s’il s’affranchit de tous les soucis et sollicitudes du corps. C’est là une doctrine à laquelle nous avons été initiés par les rares survivants des plus anciens Pères, et que nous ne livrons de même qu’à de rares privilégiés, qui aient vraiment soif de la connaître. »

Il y a plusieurs manières de tourner autour de la Grande Note. On peut se tenir au sein de sa répétition incessante. Ou on peut, tel le poète romantique, partir de son éloignement le plus complet, et composer, dans un mode baroque, ironique, rhapsodique, sa recherche, afin de la laisser transparaître au cœur de nos constructions, comme une présence spectrale et polychrome. De même, on peut exprimer sa relation à la totalité par un poème bref et décisif, ou par des constructions romanesques d’une extraordinaire complexité, pleines de passages labyrinthiques, et de personnages secondaires, chacun épiphanisant un reflet de cette totalité perdue. Dostoïevski tenait peut-être de la tradition hésychaste, ou peut-être de ses crises d’épilepsie, la notion d’une harmonie divine, d’un état d’accord intégral entre l’être humain et le son de la Grande Note. On le ressent dans le sentiment exprimé par Kirilov vers la fin des Démons, que reprend Olivier Mellano dans How we tried : « Il y a des secondes vous sentez la présence d'une harmonie éternelle, que vous avez atteinte absolument. Ce n’est pas quelque chose de terrestre. Ce sentiment est clair et indiscutable. C'est comme si vous ressentiez toute la nature et vous disiez : oui, cela est juste. Ce n’est pas de l’émotion, c’est de la joie. Oh, c’est plus haut que l’amour. Ce qui effraie le plus c’est que ce soit si terriblement clair, et une telle joie. Si c’est plus de cinq secondes, l’âme ne le supporterait pas, elle devrait disparaître. »

Olivier Mellano invoque l’harmonie éternelle par associations et dissociations successives, ruptures, réitérations, coupures et reprises, exprimant les déchirements de l’âme en quête de sa délivrance. Il construit son œuvre comme une Tour de Babel qui n’a d’autre objectif que d’être brisée, pour recevoir la foudre de la divinité et conserver ensuite sa résonance et son empreinte. Note après note, il fait monter comme des œufs à la neige une gigantesque œuvre symphonique mais, au dernier instant, par un geste bref, il laisse tout retomber sur le sol. Et il reprend sa création dans des versions qui sont autant d’éloignements et de rapprochements de cette intuition. À notre tour, nous pouvons réunir, un à un, les morceaux de son puzzle cosmique. Nous pouvons aussi en prendre quelques uns et repartir, avec eux, sur un nouveau puzzle ou un nouveau cosmos. Ces fragments sont vivants et ils nous parlent. Ecoutez-les ; ils n’ont pas fini de vous hanter.