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La ridiculisation du monde entier
Paru en 2011

Contexte de parution : Chronic'Art

Présentation :

Texte publié dans le numéro 73 de Chronic'Art de septembre-octobre 2011.


Sujet principal : Roland Topor
Cité(s) également : plusAlejandro Jodorowsky, Benito Mussolini, Catherine Deneuve, Federico Fellini, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, Fred, Gertrude Stein, menu_mondes.pngHara-Kirimenu_mondes.png, Henri de Toulouse-Lautrec, Man Ray, Marcel Proust, Pablo Picasso, Roman Polanski, Siné, Thomas Pynchon, menu_mondes.pngTwin Peaksmenu_mondes.png, Walt Disney, Werner Herzog


Texte repris dans le livre : Tous les chevaliers sauvages (2012 - chapitre : Et tous les Chevaliers Sauvages)


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L’homme est quelque chose qui doit être épluché. Roland Topor, c’est d’abord un trait qui s’extrait du sol, avec la grâce de la plante ou du danseur, entouré d’écorces et d’hommes-œufs écrasés. C’est un tracé arabe, d’une grande douceur, serpentin et affirmé, d’une souveraine masculinité orientale, mâtiné d’une tristesse pleine de force. Mais son élégance élancée est soudain attaquée par des hachures en rafales et patiemment découpée en tranches, par une violence qui vient du dedans ; une guerre impitoyable, interminable et ingagnable, qui se joue entre des morceaux d’hommes, ligués les uns contre les autres. Le pouce sort un revolver et tient en joug les quatre autres doigts. Le sexe féminin laisse apparaître les yeux et le sourire d’un chat de Cheshire. Une main pousse au bout du sexe d’un homme et l’étrangle. Un autre pénis est pris d’une érection si grande qu’il traverse la tête du corps dont il provient. Des vers de terre sortent de tous les pores d’un visage. Un pied se laisse pousser une bouche pour embrasser le visage de femme à ses côtés. Deux pieds où apparaissent des visages mécontents, des bras et des jambes, tentent de fuir le corps auquel ils appartiennent. Il y a une terreur permanente dans les dessins de Topor, des aubes glacées de guerre civile, avec des lambeaux de corps et des pelures d’êtres qui traînent hébétés et luttent contre eux-mêmes parce qu’ils ne peuvent plus rien faire d’autre. C’est l’automne du monde. Les hommes de pouvoir, qui jadis nous divisèrent pour mieux régner, ont réussi jusqu’à nous mettre en guerre contre nous-mêmes. Ils ricanent dans les échos de leur citadelle pendant que nous nous détruisons, sales comme des porcs et bêtes comme leurs pieds.

Tout l’enjeu de l’art depuis la seconde moitié du vingtième siècle jusqu’à nos jours est la réintégration de l’esprit carnavalesque, et de ses dimensions cycliques, cosmiques, rénovatrices et eschatologiques, dans la vie humaine. C’est vérifiable, de Hara-Kiri à Twin Peaks, en passant par Thomas Pynchon, Werner Herzog et Frank Zappa. L’esprit carnavalesque disparut officiellement au dix-septième siècle, avec l’étatisation de la fête et sa relégation dans la vie privée ; mais il laissa flotter son sourire. Dans la commedia dell’arte, le cirque, les fêtes foraines, il dispatcha les pièces épars du puzzle qui reconstituerait sa terrible vision. Il dut surtout se grimer en son contraire, dans la littérature romantique, pour survivre dans le monde des cauchemars, en attendant qu’un jour nous le réveillions pour de bon. Si l’image de Topor appartient au grotesque – le grottesca du quinzième siècle, l’art des grottes, ces peintures découvertes dans les souterrains de Rome, où les corps appartenaient à la fois à l’humain, à l’animal et au végétal – il renvoie moins à la victoire rabelaisienne du rire sur le terrible qu’aux noces, jarryque ou kafkaïenne, du comique et de l’effroi. C’est le « grotesque nocturne », avec ses masques, ses démons, et son atmosphère de complot permanent, comme dans son premier roman, Le Locataire chimérique (1964), récit génial et génialement adapté au cinéma par Polanski (vous le connaissez sous le nom du Locataire tout court). Alors que les héros du carnaval médiéval vivent volontiers la métamorphose – l’homme se déguisant en femme et le prince en bouffon – Trelkovsky, le héros du Locataire chimérique, ressent sa transformation en Simone Choule, la précédente locataire, comme une violence faite à son intégrité, de l’ordre du viol ou de la manipulation mentale. Et les parades des voisins du héros sont pleines d’effrayantes grimaces. Tous les enfants pleurent.

Topor excelle dans la cruauté statique : une situation absurde et dérangeante qui piétine comme une enquête de police, casse les pieds comme un interrogatoire, et finit par devenir une telle torture infâme qu’elle engendre le rire, mais un rire de souffrance et de compensation. Dans Portrait en pied de Suzanne, roman de 1978, un des pieds du narrateur se métamorphose en Suzanne, la femme, morte, qu’il a aimé autrefois, et dont il porte le deuil sempiternel ; et ce pied commence à avoir une vie propre, attire les autres hommes, se comporte en aguicheuse, jalouse et tue une amante du narrateur… Dans Le bébé de M. Laurent, pièce de 1972, un homme, M. Laurent, a cloué son bébé sur sa porte – et les états de décomposition progressive du nourrisson sont entraperçues par le prisme des conversations banales et joyeuses des voisins. C’est par des détails anodins, et parfois mignons, au milieu de la vie délicieuse et trépidante des villageois, qu’on apprend qu’un œil lui a été arraché, que M. Laurent en mange parfois des morceaux, que ses hurlements réveillent les voisins la nuit comme ceux d’un fantôme, et, à la fin, qu’il n’en reste plus qu’un petit tas d’os dont il va falloir se résoudre à se débarrasser…

Si un écrivain écrit pour rendre les autres illisibles, Topor réussit carrément son coup. Alors que Le bébé de M. Laurent réduit à néant toutes les ambitions du théâtre d’avant-garde de son temps, alors que Portrait en pied de Suzanne n’est pas loin d’être le meilleur roman français de la fin des années soixante-dix, les Mémoires d’un vieux con – que les éditions Wombat rééditent au moment où j’écris ces lignes – enterrent, elles, les pulsions autobiographiques qui survivent encore chez les name-droppers systématisés de l’époque. Les Mémoires d’un vieux con de Topor ressemblent à Ma vie de Man Ray, La vie secrète de Salvador Dali de Salvador Dali, Autobiographie d’Alice B. Toklas ou Autobiographie de tout le monde de Gertrude Stein ; sauf que les événements décrits ont encore légèrement moins eu lieu… En fait, enregistrées au magnétophone et retranscrites par l’auteur en 1975, les Mémoires d’un vieux con, dans leurs vraisemblances et invraisemblances, rappellent la fiction totale qui se cache derrière les vies les plus soi-disant exemplaires et rendent toutes les autres autobiographies d’artistes illégitimes. Elles participent de la Ridiculisation du monde entier – pour rependre l’expression de Jean-Paul – et personne ne doit être épargné de ce manège apocalyptique et comique. Ce qui rend d’autant plus légitime le sentiment d’illégitimité associé aux autres, c’est que la vie de Topor n’est pas si mal, en réalité. Topor aurait pu raconter ses vraies mémoires d’un vieux con, avec Choron, Fred, Siné, Jodorowsky, Polanski, Herzog, Fellini, Deneuve… Il a préféré raconter ses fausses mémoires d’un vieux con avec Toulouse-Lautrec, Picasso, Proust, Disney ou Mussolini. Et le résultat est confondant d’équivalence. Les scènes racontées existent : comme celle où Staline mange du haricot d’astrakan un midi avec Malenkov, et le soir, rentre chez lui, alors que sa femme l’attend sur le seuil de la porte. « Chéri, dit-elle, je t’ai préparé une surprise. » Elle lui bande les yeux et le conduit à sa place devant la table dans la salle à manger. Puis elle court à la cuisine. Profitant de sa solitude provisoire, Staline évacue ses gaz, défait son pantalon, fait circuler l’air vicié qui l’environne, puis, au bruit de sa femme qui revient, se reculotte rapidement. Elle lui retire alors le bandeau de ses yeux en disant : « Regarde, chéri, j’ai invité tous tes amis du Soviet suprême pour ton anniversaire ! »

Rien n’échappe à ce sentiment de honte. Les voitures, les escaliers, les tables, le temps, les chatouilles, les arbres, l’argent, la politique, le chômage, les acteurs, les honneurs, les répondeurs et, bien sûr, les vaches : dans Vaches Noires, son dernier livre, recueil de nouvelles écrites dans les années quatre-vingt-dix, resté inédit jusqu’à cet automne et désormais publié par Wombat, c’est tous les détails du quotidien qui finissent par sciemment conspirer contre l’humanité pour lui montrer son ridicule achevé. Mais c’est aussi dans cet ultime recueil posthume, précieux comme un testament, que l’espèce humaine reçoit cette ultime définition, dans la nouvelle Un mystère éclairci. Nous sommes de la matière épistolaire intergalactique et nous devons relater ce qui s’est passé ailleurs il y a fort longtemps : Les astres, dont la lumière nous parvient souvent bien longtemps après leur disparition, nous ont acheminés par voie génitale, plus lente que la lumière mais plus sûre et moins chère, pour donner de leurs nouvelles à un membre de la famille dispersée dans l’univers par le Grand Bang et – qui sait ? – peut-être pour le prévenir du désastre imminent.

Le secret enveloppé et roulé dans l’énigme de l’humour noir, c’est la haine du Démiurge et la connaissance de notre Nature Parfaite. Le secret de l’humour noir, c’est le gnosticisme. Et nous n’aurons pas assez d’un cycle de manifestation pour en rétablir la terrible prééminence.