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Le cœur brisé dans tous les mondes
Paru en 2011

Contexte de parution : Cahiers du cinéma

Présentation :

Texte publié dans le numéro 669 des cahiers du cnéma de juillet août 2011.


Sujet principal : J. J. Abrams
Cité(s) également : plusmenu_mondes.pngAndy Kaufmanmenu_mondes.png, Auguste Blanqui, Chris Carter, Félix Guattari, Günther Anders, Jacques Chaban-Delmas, Jerry Rubin, L. Ron Hubbard, menu_mondes.pngLostmenu_mondes.png, Timothy Leary, menu_mondes.pngTwin Peaksmenu_mondes.png, William Blake, William Burroughs




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Pour expliquer l’asymétrie ici-bas entre matière et antimatière, le physicien Andreï Sakharov émet en 1967 l’hypothèse d’un univers double, comprenant le nôtre et un univers-ombre dont celui-ci est le miroir. L’antimatière y prédomine, la flèche du temps y est renversée, et un certain nombre de décisions alternatives y ont entraîné des conséquences différentes. Dans l’univers-ombre, le culte de l’Empereur a été rétabli au Japon en 1970, Chaban-Delmas est devenu président de la république française en 1974, Andy Kaufman a simulé sa mort en 1984 et les épisodes de Fringe apparaissent avec un générique rouge, une héroïne principale à frange rousse, une patrouille militaire en guise de police, et un ministre de la défense en guerre contre notre monde.

Parmi les anomalies qui frappent le spectateur de notre univers, il y a celle de pouvoir voir ces fictions de l’univers-ombre, et se familiariser à la sensibilité de sa population, comme si la confrontation des mondes était inéluctable et que la série créée par Abrams, Kurtzman et Orci n’était, en réalité, qu’une gigantesque préparation. Dans le Fringe de notre univers, au générique bleu, à la suite d’une augmentation des incidents défiant la science classique, l’agent du FBI Olivia Dunham libère d’asile Walter Bishop, un savant fou enfermé depuis dix-sept ans dont les recherches peuvent l’aider à résoudre ses enquêtes. Pour s’occuper de lui, elle force la main à son fils Peter, qui devient son tuteur légal. Dans leurs enquêtes apparaît le nom de l’ex-collègue de Walter, William Bell, créateur de Massive Dynamic, multinationale spécialisée dans les nouvelles technologies. Progressivement, on comprend que les anomalies observées proviennent des rapprochements de plus en plus fréquents entre notre univers et l’univers-ombre, conséquences des recherches précédentes de Bell et Bishop, toujours à l’origine d’événements aux répercussions incalculables – comme les gouvernements occidentaux aujourd’hui, proposant au reste du monde des solutions à des problèmes qu’ils ont eux-mêmes créé – et recoupant la phrase-clé de Lost : « Nous sommes les causes de notre propre souffrance ».

Walter Bishop a perdu son fils Peter en 1985, et décidé de sauver de la mort le Peter de l’univers-ombre, créant alors une béance entre les univers à l’origine de toutes les anomalies accumulées depuis. À la fin de la troisième saison, accomplissant une prophétie publiée dans un livre appelé Les Premiers Hommes, Peter est projeté en 2026, au moment où l’Apocalypse a lieu. Nous avons gagné la guerre, l’univers-ombre a été anéanti, mais c’est encore pire : et sa disparition a entraîné l’inéluctable destruction du nôtre. Peter revient alors dans le présent pour empêcher le conflit terminal en fusionnant les univers. Désormais, tous vivent avec leur double, et doivent travailler ensemble pour éviter ce conflit ; sauf Peter qui disparaît comme s’il n’avait jamais existé.

Régler le problème des relations entre la dimension « série » (des épisodes unitaires qu’on peut voir dans n’importe quel ordre) et la dimension « feuilleton » (des épisodes présentant une continuité telle qu’en en manquant un, on ne comprend plus rien) semble l’objectif souterrain de Fringe durant ses trois premières saisons. Fringe est aux X-Files (1993-2002) ce que Lost (2004-2010) était à Twin Peaks (1990-1991) : une remise à jour, qui tente aussi de combler les apories de son modèle. Lost conjurait la dimension contre-initiatique de Twin Peaks en rejouant le récit de Cooper à travers Locke, mais pour soutenir l’harmonie qui se déduit des désordres apparents. Fringe rend indiscernable les dimensions « série » et « feuilleton » qui faisait le grand problème narratif de X-Files. Si la série de Chris Carter était partagée entre des unitaires consacrés à des bizarreries lovecraftiennes et un grand récit traitant de l’alliance du gouvernement et des extraterrestres, celle de J.J. Abrams propose de faire de ses unitaires des points cryptographiques formant un « Schéma » (Pattern) menant à la porte de son grand récit. Cette tentative d’unification, qu’on trouve déjà amorcée dans la seconde série de Carter, MillenniuM (1996-1999), et qui informe également les artefacts de Rambaldi dans Alias (2001-2006), la première série d’Abrams, exprime l’idée d’une narration coupable – de détours, de parenthèses, de distractions – face à l’œuvre : ce grand récit qui remettrait l’existence en perspective et perfectionnerait le regard du spectateur. Réciproquement, aucun grand récit ne peut se permettre d’oublier ces à-côtés qui font toutes le saveur de l’existence, ces déchets sans lesquels le monde ne serait que l’application d’une volonté claire jusqu’à l’ennui.

À partir de la seconde saison, la dimension « série » ne renvoie plus au Schéma mais aux conséquences des collusions croissantes entre mondes puis, dans la troisième, à la réalisation de la prophétie des Premiers Hommes ; et cette dimension implique, non seulement plusieurs « versions » des personnages principaux, mais également plusieurs « versions » de la série Fringe : tout d’abord celle au générique rouge, qui renvoie au Fringe de l’univers-ombre ; mais également la version « vintage », avec un générique aux animations primitives, une musique au synthétiseur désuète, des lumières et un rythme propre aux fictions eighties ; enfin, pour le dernier épisode de la troisième saison, une version « 2026 », au générique noir et blanc. Ce qui nous amène à une proposition esthétique de Fringe, aux conséquences narratives passionnantes : le cadre institutionnel mutant avec son récit. La fusion du cadre institutionnel dans le récit apparaît dès le premier épisode avec les establishing shots où les noms des lieux transparaissent dans le cadre et où les personnages marchent à travers eux ; mais il se retrouve encore dans les symboles qui rythment les actes de l’épisode et laissent apparaître un message écrit, pour le spectateur, dans un alphabet crypté. Tous ces éléments hissent l’ensemble au niveau d’un super-pastiche impliquant un spectateur devenu lui-même potentiellement plus intelligent et plus informé que la série elle-même.

Règle implacable : chaque série invente son spectateur. Le spectateur de Twin Peaks est un chevalier théophanique de la Rose Bleue ; celui de X-Files, un anarchiste américain (dandy, routier ou cyberpunk) ; celui de Lost, un candidat au gardiennage de la source de la connaissance non-humaine ; celui de Fringe, enfin, un « Observateur » surinformé et accablé par l’interdiction qui lui est donnée d’agir sur les événements. C’est cet « Observateur » qu’on retrouve à tous les moments-clés de la série, au moins une fois par épisode, caché, le crâne rasé et habillé en costume fifties, très empathique mais effrayé par sa propre empathie. C’est un homme qui regarde dans le temps en s’y déplaçant à sa volonté, comme un spectateur qui reverrait toute la série une fois celle-ci finie, au passé, telle la relique d’un monde déjà disparu. Cependant, on le découvre au détour d’une séquence : c’est moins Bishop qui est à l’origine du conflit entre les deux mondes qu’un Observateur ayant perturbé, par une observation manquant de discrétion, le Walter de l’univers-ombre au moment où il préparait la cure pour soigner son fils. Ce qui nous amène à l’hypothèse suivante : le spectateur de Fringe est, malgré son apparente passivité, ultimement désigné comme coupable de la faute menant au conflit terminal. Et c’est lui qui doit, ultimement encore, se mettre à agir discrètement sur le cours du récit pour empêcher la catastrophe d’arriver.

Interroger ce qui reste des sixties est un des enjeux de Fringe. Dans cette optique, deux figures apparaissent dans la première saison, toutes les deux jouant sur les initiales W.B. (celles de William Blake et de William Burroughs) : William Bell, le soixante-huitard haïssable type – dans la lignée de Leary ou de Rubin – devenu multimillionnaire au-dessus des lois, et Walter Bishop – plus proche de Reich ou de Guattari – le raté, l’amnésique, mais qui, lui, peut paradoxalement nous transmettre ce qu’il sait… À mesure qu’on le fréquente, Bell apparaît cependant davantage comme un faux méchant, un agent infiltré qui finalement va se sacrifier pour sauver notre univers. Dans la seconde saison, l’opposition se fera entre les deux Bishop : celui de notre monde, le savant fou drogué dont le manifeste ZFT est un opuscule underground, au style rappelant Blanqui, Anders ou Kaczynski ; et celui de l’univers-ombre, ministre de la défense dont le ZFT est un best-seller dans le style de la Dianétique de Ron Hubbard ! Enfin, dans la troisième saison, l’absence de sentiments qu’on prêtait au second Walter s’évanouit également à mesure qu’on le découvre dans le privé, dans les bras de sa maîtresse Reiko, essayant de se tenir à la hauteur de sa responsabilité et d’empêcher, en vain, son univers d’être détruit.

Nous commençons à voir de quoi parle vraiment Fringe. Fringe parle du deuil d’une période de l’humanité, à la psychologie simple, où le monde était divisé entre ennemis et amis. C’est le deuil du personnage caricatural de John Scott dans la première saison. Scott représente l’ancien monde, celui des opérations sous couverture, des bio-terroristes, un monde de l’action qui part de la guerre froide et s’exaspère dans la « guerre contre le terrorisme » : la dernière fiction de l’Occident. C’est de ce monde dont Fringe doit faire le deuil, pour entrer dans sa véritable logique. Dès que l’agent Scott est dégagé du récit, les méchants ne sont plus des méchants. Ils deviennent des « hommes aux enjeux différents ». Le terroriste David Jones est le personnage de transition. Effrayant puis attachant, il est là pour exprimer cette vérité banale si difficile à avaler : les terroristes ne sont pas les agents du Mal radical, mais des personnes qui ont d’autres méthodes que nous pour éviter ce que, eux comme nous, estimons être le pire. Dans Fringe, l’ennemi n’est plus le communiste, le terroriste ou l’extraterrestre, mais nous-même, incapables de nous réaliser autrement que dans le conflit, quitte à ce que celui-ci se réduise à la lutte contre les méchants définitifs des séries B : les evil twins from the parallel universe, ici incarnés par les doubles d’Olivia et de Walter. La puissance supérieure de Fringe tient dans cette création d’affects nouveaux, liés aux personnages de l’univers-ombre, et à notre impossibilité croissante de choisir entre la destruction de notre monde ou du leur. Un monde sans ennemis, c’est celui dans lequel nous vivons désormais. Et ce n’est pas un monde moins tragique que les précédents, c’est un monde plus fragmenté ; un monde où chacun est plus seul que jamais, confronté à des solitaires comme lui, et des êtres également brisés.

Et c’est ce qui nous réunit aujourd’hui. Nous sommes tous également endommagés. C’est la beauté du personnage principal, Olivia, forte de toutes ses blessures successives (maltraitance parentale, cobaye de science folle, vie sentimentale sillonnée d’échecs), mais tous les personnages de toutes les séries actuelles peuvent le dire, à l’instar de tous leurs spectateurs : nous sommes tous également brisés. Pourquoi les récits fantastiques nous font-ils tant de bien ? Parce qu’ils ne nous parlent que de notre solitude et de la progression de celle-ci dans le monde. La fin des mariages arrangés n’a pas entraîné une généralisation de l’amour, mais une pandémie de solitude. La fin des guerres entre états et la création d’une police mondiale n’ont pas entraîné une vague de paix et d’amour, mais un accroissement de la méfiance et de l’hostilité. Cela ne fera qu’empirer jusqu’au moment où, confrontés à d’autres univers que le nôtre, nous nous rendrons compte qu’ils sont composés d’êtres aussi tristes que nous ; et celui où, accédant à d’autres vies que la nôtre, nous comprendrons qu’elles aboutissent toujours aux mêmes conclusions mélancoliques. Nous aurons le cœur brisé dans tous les mondes.