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Baumann le féticheur
Paru en 2011

Contexte de parution : artnet (artnet.fr)

Sujet principal : menu_mondes.pngArnaud Baumannmenu_mondes.png
Cité(s) également : plusmenu_mondes.pngDavid Lynchmenu_mondes.png, Dustin Hoffmann, Emil Cioran, Gérard de Nerval, Honoré de Balzac, Jean-Marc Reiser, Louis Aragon, Luis Rego, Paul Nadar, menu_mondes.pngProfesseur Choronmenu_mondes.png




Arnaud Baumann photographie plus vite que vous ne respirez. Entre deux soupirs, il a déjà trouvé trois images, entre deux gestes, quinze vies qui vous avaient échappé… Baumann ne « prend » pas de photos : il poursuit une idée, s’éprend d’une ambiance, s’amourache d’un état de conscience, donne nombre et espace, couleur et dimension, à des visions qui se perdraient sinon dans le fond des univers, et invente ainsi des instants perdus entre deux moments. Il utilise son appareil comme un objet magique. Avec lui, il bascule de l’autre côté de la Terre. Fomenté sur des semaines comme une conspiration ou improvisé en moins d’un quart de seconde comme un mot d’esprit, chaque cliché est un passe-droit pour le monde de l’âme.

Si ses photographies ne ressemblent à aucune autre, c’est parce que Baumann ne capte pas quelque chose qui vous appartient et qu’il vous prend, mais parce qu’il découvre ou invente quelque chose qui n’appartient qu’à lui et qu’il vous donne. Les primitifs n’aimaient pas être pris en photo parce qu’ils estimaient qu’on leur volait leur âme. Et Balzac et Nerval eux-mêmes se demandaient si les « spectres » captés par Nadar à travers eux n’étaient pas des pellicules foliacées qui, effeuillées l’une après l’autre dans une suite interrompue de clichés, les laisseraient finalement le visage vide ou le corps sans tête. Plus sorcier qu’eux tous, Baumann démontre qu’un bon photographe n’enlève rien, mais ajoute et attribue. Personne ne s’est jamais ressemblé comme dans les photographies d’Arnaud Baumann : ni les inconnus du métro, ni les femmes dénudées dans ses flous, ni les stars bondissant dans sa chambre blanche, ni les enfants de la Villette, et pas même les voitures des AutoSportraits. Chacun de ses visages est une hallucination qui laisse ses modèles en point d’interrogation. Chacune de ses visions est un tour de magie qui transforme l’évidence en énigme. Et toutes ses apparitions de corps, on croirait presque les avoir rêvé : Louis Aragon, cravaté et chapeauté, avançant malicieux dans une manifestation… L’ombre du professeur Choron dominant la rédaction de Hara-Kiri… Dustin Hoffmann en bretelles, ouvrant et fermant les yeux… Luis Rego sur les genoux d’une bouchère, avec sa bite et son couteau… David Lynch, sur quatre images, se laissant recouvrir par la neige télévisuelle… Cioran serrant sa gorge de ses deux mains… Ou Reiser nu, auprès d’une armure défaite, en chevalier sauvage.

Baumann fonctionne par cycles. Obsessionnel comme un musicien à la recherche de son harmonie perdue, il vide une à une des possibilités d’expression à partir d’une recherche obsessionnelle sur ce que la photographie fait aux hommes. Toutes ses collections sont des rectifications de rituels. Toutes ses séries sont des exécutions de cultes. Dans celles-ci, comme dans un sacrifice de passage, les modèles abandonnent quelque chose qui leur appartient ou vivent une épreuve terrible qui les change à jamais. Ils affrontent leurs tabous dans Sacrilèges, offrent leur nudité dans Carnet d’adresse, perdent leur ancrage dans le monde réel dans Projections privées et l’équilibre dans La chambre blanche. Ils se font flouer par leur mise au point dans Prix de Diane ou Extraits de stars, se noient l’espace d’un court instant pour Eau secours et renoncent jusqu’à leur intégrité physique dans Excentricités ordinaires où toutes et tous se retrouvent découpés, recadrés, installés, objectivés, muséifiés… Dans Enfer et Paradis, c’est la nature elle-même qui bascule dans le monde des formes en suspens, les arbres et les fleurs qui se mettent à agir comme on ne les avait jamais vu faire. Arnaud Baumann irait photographier le Soleil qu’il le détournerait de son cours. La Terre ne tournerait plus autour de lui. Il partirait en vrille se redécouvrir luciole sur la Lune. Il renaîtrait à lui-même parmi les feux grégeois.

C’est que la photographie est tout sauf une opération neutre. Tout ce qu’elle touche est transformé à jamais. Tout ce qu’elle transforme touche à son tour tous ceux qui la regardent. Et c’est avec un mélange étrange de légère enfance et de sage gravité, de drôlerie désarmante et de crainte superstitieuse, que Baumann l’aborde comme le plus dangereux des arts : à la fois trou noir où tout rayonnement s’enfonce à l’horizon des événements, et big-bang où tout peut redémarrer comme au premier jour. C’est là qu’il est vraiment sorcier. Les photographies d’Arnaud Baumann sont des baptêmes de monde.