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Dans le ventre de Hara Kiri
Contexte : Dans le ventre de Hara-Kiri (La Martinière)

Présentation :

Pacôme Thiellement a écrit un ensemble de portraits sur les personnalités emblématiques de Hara-Kiri. Ces textes sont publiés dans le livre de photographies d'Arnaud Baumann et Xavier Lambours.

La liste des portraits :

  • Cavanna
  • Le Professeur Choron
  • Gébé
  • Wolinski
  • Cabu
  • Willem
  • Reiser
  • Delfeil de Ton
  • Les enfants de Hara-Kiri (écrit avec Jean-Marie Gourio et Sylvie Caster)

Présentation du livre :

Arnaud Baumann et Xavier Lambours sont arrivés dans la Rue des Trois-Portes au milieu des années 70. Alors, Hara-Kiri était le lieu des créations artistiques les plus fortes de son époque. Ce n’était pas une rédaction, c’était un trou dans la Terre – a « hole in the world » comme dans la série Angel de Joss Whedon. Une sorte de mine creusée année après année par deux mineurs de fond, Choron et Cavanna. Une enfilade de galeries souterraines où ces chercheurs d’or qu’étaient Reiser, Gébé, Wolinski, Delfeil de Ton, Willem ou Berroyer s’étaient enfoncés les uns après les autres, des casques colorés sur le crâne, chacun sa pioche à la main, pour découvrir les trésors de l’humour bête et méchant. On avait jamais rit comme ça avant. On ne rirait plus jamais comme ça ensuite. Ca valait le coup de creuser encore, creuser toujours, creuser jusqu’à mourir étouffé sous une galerie qui menaçait de s’écrouler : creuser jusqu’au « fond sans fond » de l’Univers…

Et Baumann et Lambours ont photographié, photographié, photographié… Des journées de travail, des nuits de joie, des fêtes de pensées, des orgies de doutes, des rages amoureuses, des embrassades guerrières… Quarante ans d’amour. Ce n’est plus un livre, c’est une lampe d’Aladin. On frotte le Ventre de Hara-Kiri et ils ressortent tous comme les figures animées d’une lanterne magique : Cavanna et son immense moustache, Choron et son fume-cigarette, Reiser en chevalier, Copi travesti, Gébé et son visage de Roi Mongol… Que des figures de Nô ou de Kabuki !

Le livre ne serait pas complet s’il n’était pas aussi une sorte de fête : une préface de Delfeil de Ton, des témoignages et des textes de Jean-Marie Gourio, Sylvie Caster, Luis Rego, Denis Robert, des dessins inédits de Willem et de Kamagurka, etc.

Par amitié, par gentillesse, parce qu’il sait que je suis un fan – et un double fan : de Hara-Kiri et de ses photos ! – Arnaud Baumann m’a proposé d’écrire des portraits de tous les portraiturés. J’ai donc la joie et l’honneur de me promener dans le Ventre de cette Bête. J’y trace des images écrites de tous nos grands aimés : Cavanna, Choron, Reiser, Wolinski, Willem… Ce n’est pas la première fois que j’ai écrit sur Hara-Kiri. Il y a eu Tous les chevaliers sauvages il y a quatre ans, et, il y a deux ans, un texte en ouverture de La Gloire de Hara-Kiri – le très beau livre coordonné par Virginie Vernay et Cavanna. Mais c’est la première fois que j’écris « dedans ». « Dedans » c’est-à-dire près d’eux tous, de leurs totems, de leurs statues, de leurs images, de leurs regards… A les observer, les interroger, les transposer.

Mes textes ne sont certainement pas la raison pour laquelle vous devez acheter ce livre, mais si vous les aimez bien, ce sera une raison supplémentaire. Et, « si vous avez 35 euros à foutre en l’air » (comme on disait dans les publications des éditions du Square), achetez ce beau livre qu’est Dans le ventre de Hara-Kiri. Achetez-le et offrez-le à votre père, votre mère, votre belle-fille, votre voisin, votre actrice préférée, le chanteur de charme qui vous fait languir, la secrétaire de votre dentiste. Achetez-le et plongez tout le monde dedans. Sinon – j’allais dire « volez-le » mais non : ne le volez pas – achetez-le au Monte-en-l’air ou au Regard Moderne après avoir volé la somme dans la poche d’un banquier.

Hara-Kiri a été successivement un beau et grand journal, une équipe, un style, une manière de vivre, une fête, une guerre, un esprit, une planète… Baumann et Lambours nous montrent que c’était aussi une pièce de théâtre : un spectacle crépusculaire comme le théâtre de Séraphin, tendu comme un film de Kurosawa, majestueux comme un Tarkovski. Un moment d’art subtil au milieu de la moitié du XXe siècle. Hara-Kiri était une Apocalypse : des hommes et des femmes dénudés y couraient en hurlant et riant alors que la catastrophe écologique et politique commençait à s’abattre sur nous.

La fin du monde a commencé un matin d’automne rue Choron.

Depuis, nous ne faisons qu’ouvrir les sceaux les uns après les autres et ils ressemblent tous à des ventres de japonais rieurs.

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Vidéo de présentation pour la sortie du livre :

Cavanna
Sujet principal : François Cavanna
Cité(s) également : plusVictor Hugo

Cavanna, c’est l’homme primordial : la bonté épanouie dans un visage anguleux et ferme, vibrant de lumière, taillé dans le chêne. A une époque lointaine – celle où le « singe devint con » – les hommes ressemblaient à Cavanna. C’était ça, un homme. Derrière ce visage de géant de la montagne ou de nephilim des temps bibliques, on découvre un mélange de rire désespéré, d’intelligence rationnelle ferme, de lyrisme romantique. Il n’a pas ce « bon sens » qui nous écœure chez les anciens, cette espèce de pseudo-sagesse résignée, cette manière d’accepter la vie telle qu’elle est. Bien au contraire : on trouve un sens extrême de l’être humain. Le sens de ce qu’il peut, de ce qu’il doit, de ses accès d’impuissance, de son intransigeance rageuse. Cavanna refusait de croire à sa propre mortalité. C’est ce qui faisait de lui une espèce de héros grec, toujours en train de follement défier les dieux, autoritaires et stupides. C’est ce qui lui a permit d’être si casse-cou, téméraire, intense, dingue. Et de nous donner, Choron et lui, tels des « Prométhée Brothers », la lumière d’un feu brûlant : la lumière du Square, le feu Hara-Kiri.

Mais Cavanna a mis du temps à devenir Cavanna. Sur les images de sa jeunesse, on voit surtout la gueule d’un grand costaud. On voit un boxeur, un dur à cuire. Cheveux courts, teint mat, regard et sourire tendus, on dirait un arabe de banlieue des années 80 : énervé et lyrique, effaré par l’injustice de la société, héroïque et désespéré. Si on devait le faire jouer dans un film, il faudrait demander à Saïd Taghmaoui. A l’époque de Cordées, de Zéro, dans les premiers temps de Hara-Kiri, avec sa moustache et ses cheveux coupés en brosse, c’est une espèce de beau mec italien très en retrait – un type des petites villes, un personnage néo-réaliste, avec ce regard qui devient en plus en plus clair, mais un corps encore rigide, nerveux – tout son être violemment projeté en avant.

Et puis Cavanna devint Cavanna. Cavanna devint « Le » Cavanna. Celui que Baumann et Lambours photographient. Celui des années 70, 80, 90, 00, 10… Celui des Ritals, des Russkoffs, de Bête et méchant. Celui qui habite désormais tous les esprits et réchauffe tous les cœurs. Cavanna, ce n’est pas qu’il sourit : c’est l’ensemble de son visage qui est un sourire. Et son corps de costaud devient vaste comme le soleil d’un jour d’été. Il n’est pas grand mais gigantesque. Son pull est une tente énorme pour abriter tous les petits hommes tristes. Ses yeux semblent rayonner d’une joie qui est née de l’infusion et de la condensation de tant d’immenses tristesses. Il répare le monde comme on recoud un costume usé ou une chaussure fendue.
Cavanna, c’est à la fois le fils unique d’un maçon Rital de Nogent, le jeune type « requis » par le STO de la France occupée, affecté au camp de Baumschulenweg, et qui se tranche le doigt pour arrêter momentanément de bosser comme un âne, l’homme qui aime et perd Maria, qui rencontre une survivante de Ravensbrück, Liliane, qui la prend sous sa protection, et qui la perd également une nuit d’horreur aux Urgences : et tout ça alors qu’il n’a pas même 30 ans… Cavanna c’est un cœur toujours jeune, qui repousse sans cesse comme une fleur immortelle et dont chaque pétale vient se déposer sur les paupières ou les lèvres d’une femme… Toutes les femmes de son œuvre et de sa vie : Maria, Liliane, Tita, Gabrielle, la petite Virginie… Dans certaines de ses plus belles pages, celles des Yeux plus grands que le ventre, celles de Lune de Miel, on sent les frémissements et les émotions de l’homme parcouru par le sentiment amoureux. C’est le lecteur de Victor Hugo à la poursuite effrénée de ses grands coups de foudre. Soudain, le volcan de rage se transforme en vieille chanson sentimentale italienne. Soudain l’éclat de l’épée devient la plume avec laquelle on écrit le poème. Et puis c’est un homme qui se soustrait à tout ça. C’est un homme qui mène d’autres hommes vers le plus grand combat qui soit : faire rire comme on n’a jamais encore fait rire sur cette Terre. Faire rire façon Hara-Kiri. Plein de force et de fierté, il ressemble alors à un grand chef de guerre celte, à un viking qui débarque sur une planète encore inconnue.

Cavanna, c’est la force. C’est le chef qui regarde et fend la pierre du tranchant de sa main. Il reçoit les jeunes talents et il les sculpte comme s’ils étaient eux-mêmes de la pierre ou de la glaise. Reiser, Wolinski sont arrivés remplis de traits qui ne leur appartenaient pas. Cavanna les vide, les accélère, les synthétise, les « trouve ». Il « simplifie » les hommes pour qu’ils deviennent pure énergie. Hara-Kiri c’est aussi un art de simplifier les choses pour les rendre plus tranchantes. Et c’est une qualité aussi grande que de celle de complexifier les choses quand elles sont trop simples. Il y a des complexités stupides – l’Etat, la politique, les institutions, les conflits – c’est celles-là que Hara-Kiri a contribué à mettre en pièces. Quand toutes ces bêtises ont été ridiculisées et détruites, il reste un grand rire violent sur l’expérience de la vie. Il reste un regard lucide, clair, sans faux fuyants. Il reste des hommes tranchants comme des sabres. Cavanna a formé des esprits coupant la vie comme si c’était un fruit amer mais dont peut extraire un cœur qui est pur délice. Cavanna nous a offert la vie comme une corbeille d’oranges sanguines.

Choron
Sujet principal : menu_mondes.pngProfesseur Choronmenu_mondes.png
Cité(s) également : plusN’Guyen-Ty, Willem

Hara-Kiri c’est d’abord l’alliage de deux éléments et l’alliance de deux puissances. Hara-Kiri, c’est le face-à-face d’un homme dense comme du bois et d’un être tranchant comme le métal. Cavanna était taillé dans le chêne, Choron est en acier. Choron est vitesse, violence, vibration, sang qui gicle, champagne qui coule, sperme qui bout. Avant d’être Choron, le professeur s’appelait Georget Bernier. La vie de Georget Bernier est celle de quelqu’un qui a traversé très jeune les plus terribles vicissitudes. Fils de garde-barrière dans la Meuse, orphelin de père, il s’engage dans la coloniale à 19 ans. Il obtient le grade de sergent et part en Indochine où il assure les communications radio. Fixé au poste de commandement de Luc Nam, il déterre les macchabées pour les rapatrier en France. Plus tard, chaque numéro d’Hara-Kiri sera un macchabée déterré et envoyé valser dans la danse macabre de la société française, de ses peurs et de ses désirs. En poste avec des Nungs, le caporal chef Bernier mange le foie et le cœur de ses ennemis. Il tombe amoureux de la vietnamienne N’Guyen-Ty et il retourne en France après avoir balancé son poing dans la figure de la femme qu’il aimait – pour qu’elle ne le retienne pas, et pour rendre la vie encore plus tragique et irréversible : « C’est pour ça que j’ai fait Hara-Kiri. Je suis monté dans le bateau après avoir assommé l’amour de ma vie : N’Guyen-Ty. »

La haine du sentimentalisme sera une constante de l’esprit Hara-Kiri. Même la mort de Reiser en 1983 engendrera la plus folle des couronnes mortuaires – avec l’inscription « De la part de Hara-Kiri en vente partout » – et la plus belle formule tapante de Cavanna : Le dernier qui restera se tapera toutes le veuves. Et le suicide d’Odile, la femme du professeur, inspirera à ce dernier un roman-photo où il apparaît les yeux tristes, une poupée au doigt, disant : « J’ai beaucoup souffert. Regardez mon doigt. J’ai beaucoup souffert. J’ai été marié une fois. Regardez mon doigt. Odile, ma compagne de trente années, est morte. Les salauds de croque-morts en fermant le cercueil m’ont claqué le couvercle sur le doigt. Mais je vais me marier une deuxième fois et si je suis veuf encore une fois, alors là, les croque-morts, y m’auront pas. Parce que plus jamais je n’essayerai de mettre mon doigt entre les cuisses de ma femme une dernière fois. »

Et puis Bernier a rasé son crâne. Bernier est devenu Choron, c’est-à-dire un homme qui a fait de la direction d’une maison de presse un art de la guerre. Comme dira Willem : « Il savait pousser les gens à faire des choses dont ils ne se croyaient pas capables avant. » Choron a réussi avec Cavanna à exciter ses génies comme on excite des fauves. Tous les plus grands sont arrivés chez eux comme des bébés fauves – un mauvais rédacteur en chef aurait pu en faire des petits chats qui ronronnent – mais Cavanna et Choron réussirent à en faire de beaux tigres pour leur grand beau journal. Cavanna et Choron ont l’air de deux maîtres d’un cirque gitan : le cirque Hara-Kiri. Cavanna dresse les fauves en les « simplifiant » et en les « densifiant » et Choron les excite et les lance, toutes griffes dehors, dans les cerceaux en feu ! Hara-Kiri était le désir de Cavanna, mais c’était la volonté de Choron.

Choron, c’est un inventeur de gags violents comme des poèmes. Les jeux de con, Les fiches-bricolage sont autant de façons de détruire le quotidien et le reconstruire. Il y a du Jarry chez Choron. C’est un pataphysicien à l’état sauvage. Et le rire qu’il provoque est beaucoup plus fort que l’humour. C’est de la possession. Ce à quoi on se confronte lors de ses imprécations, c’est à une transe d’anarchie, sans préférences idéologiques, sans projet, sans pitié. Une vision drôle et violente de l’absurdité de l’existence. Choron, c’est à la fois le plus définitif des chefs et le plus exalté des visionnaires.

Et puis Choron c’est le double. C’est tous les doubles. Ce n’est pas seulement le double de Cavanna, c’est surtout le double de lui-même. Sa silhouette rejoint les figures expressionnistes mythiques des vampires ou des personnages gothiques. Entre le fume-cigarette aristocratique, le polo rouge à manches longues prolétaire, les moustaches et le crâne rasé, mi-Gandhi mi-Gurdjieff, on se confronte à une pure apparition de corps, doublée par l’énergie extraordinaire de ses invectives, et son mystérieux titre de professeur qui ne renvoie à aucune discipline connue. Choron ne réfléchit pas comme le commun des mortels : il pense comme on tape, comme on ouvre, comme on prend. Il y a quelque chose dans son système nerveux qui touche directement au mystère de la volonté, à l’énigme de la voix ancestrale qui hurle directement dans le cerveau droit et met fin aux atermoiements de la conscience réflexive. Par moments, son énergie est telle que Choron semble surgir hors du corps de Bernier comme un fantôme affamé. Il ne cherche pas à améliorer le monde : il ne cherche qu’à rendre la vie plus intense, plus radicale, plus folle. Sang, champagne, foutre : grâce à lui, le monde ne s’est jamais arrêter de gicler.

Gébé
Sujet principal : Gébé
Cité(s) également : plusBuster Keaton

Encore un homme-arbre ! Gébé, c’est ce deuxième homme taillé dans le chêne avec Cavanna. Deux hommes beaux et rassurants, exprimant quelque chose de l’ordre de la pérennité, de la continuation d’une opposition franche et nette à tout ce qui cloche dans le monde. Mais Cavanna a un grand sourire ouvert vers l’extérieur. Et Gébé, c’est un grand sourire ouvert sur l’intérieur. Avec Gébé, tout se passe dedans. Il suffit de le regarder et on est déjà plongé dans un rêve. C’est le dessinateur du silence habité, de la rêverie active, du détournement des sensibilités vers des possibilités qui ne demandent qu’à être actualisées, et des visions qui ne demandent qu’à devenir réalité. Il a une voix chaude, pleine, et le visage « poker face » des grands acteurs d’avant-guerre : un peu Buster Keaton, un peu Raymond Bussières. Il a également la classe et l’effacement de certains artistes de music hall, qui répètent calmement leur numéro, jour après jour, qui n’attendent rien de la vie mais exercent leur art avec une perfection japonaise.

Gébé est calme. Il regarde sa propre planche avec recul, cigarette au bec, comme un technicien qui vérifie que tout fonctionne. Il est resté un dessinateur industriel. Comme dans sa jeunesse, comme à l’époque de La vie du rail, avant de rentrer à Hara-Kiri. Sauf qu’il ne dessine plus que des accidents, des détournements, des machines à faire déconner toutes les machines, des machines à faire déraper les mondes. Et tout ce qu’il pense est pensé avec une règle, un compas, une équerre. Gébé, c’est le géomètre de l’extrême. C’est aussi le maître des travaux pratiques de l’Utopie : « D’un côté on nous tend les armes de la production, de l’autre les armes de la révolte, d’une manière de plus en plus pressante. Un jour proche il faudra choisir. Dépêchons-nous pendant qu’il est encore temps de nous trouver de bonnes raisons de refuser ce choix. Mettons-nous en marche pour couper court à tout. »

Le Grand Œuvre de Cavanna et de Choron, c’est Hara-Kiri. Mais le Grand Œuvre de Hara-Kiri, c’est L’an 01. Et L’an 01, c’est Gébé. Il a vu quelque chose qui semble arriver de très loin. Il a vu une vie qui pouvait exister parallèlement à celle-ci. Et il se focalise sur des détails, parce que ce sont ces détails qui permettent les déraillements, les « pas de côté », les basculements dans le monde miroir. Comme dans Les dangers de ne pas partir en week-end en voiture où on voit un homme que la musique a plongé dans l’extase, qui perd son ancrage dans la réalité et explose contre son plafond. Ou comme dans Vous avez du feu ? Je ne fume pas, où une simple phrase se transforme en hallucination collective. C’est toujours à partir d’un détail qu’on rend les hommes fous.

Gébé, ce sont des yeux de mongol. C’est un regard de chef indien ou de vieux chinois qui ne s’arrête jamais de réfléchir. Toutes ses bandes dessinées sont des tentatives de prendre un problème par plusieurs angles, jusqu’à ce qu’on trouve celui qui fait un trou dans la réalité et nous bascule de l’autre côté, dans la Rue de la Magie. Ses bandes dessinées sont des tarantelles italiennes, ou des pains maudits du Pont St. Esprit. Comme en 1951, dans le petit village français, où l’ergot de seigle frappa 300 personnes d’hallucination, devenant toutes absolument dingues, les bandes dessinées de Gébé sont des révolutions par contamination. Le pas de côté est toujours épidémique. L’an 01 est une peste.

Berck, Une plume pour Clovis, L’an 01, Lettre aux survivants, L’âge de fer : les œuvres de Gébé sont si « multiples » qu’on a toujours l’impression de les découvrir pour la première fois. Elles sont impossibles à relire à proprement parler. Ce sont des œuvres qui ont muté depuis la dernière fois qu’on les a lues ; des œuvres qui ont muté pendant la nuit. Comme un disque aux multiples sillons entrelacés sur une même face, on a l’impression que Gébé a dessiné ses planches sur plusieurs couches de réalité simultanées. Suivant l’endroit où le diamant de notre regard sera posé, on ne pourra jamais en voir qu’une seule à la fois. Mais, à chaque fois, ce sera une planche différente. Gébé, c’est la réalité qui a muté pendant la nuit et qu’on découvre, le matin au réveil, à nouveau déconcertante, à nouveau étrangère, à nouveau folle et passionnante. Ce n’est pas nous qui avons fait un pas de côté, c’est le monde qui s’est déplacé pendant qu’on dormait.

Reiser
Sujet principal : Jean-Marc Reiser
Cité(s) également : plusRainer Werner Fassbinder

Reiser, c’est à la fois le jeune page, l’ange, le chevalier, le démon, le dévorateur et le dévoré. C’est ce petit homme sérieux comme un ingénieur, impatient comme un journaliste, habité comme un poète. Quand il dessine, son visage prend la forme de ses dessins. S’il fait un homme ou un animal blessé, son corps prend la forme de la blessure. S’il fait un type qui rit, son corps est pris de convulsions comiques. S’il fait un gros, il grossit, et s’il fait une femme… Et toujours, de toutes façons, ses dessins sont à la fois des blessures et des rires, des énormités et des féminités. Personne n’a montré de façon plus impitoyable la façon que le monde avait de nous attaquer. Personne n’a mieux dessiné la résignation de tous les abîmés. Personne n’a autant montré l’homme comme ce con qui s’affaisse, qui s’étale, qui s’aplatit. Personne n’a montré les femmes comme des amazones vachardes, toujours un rire cruel aux lèvres et une connerie à faire croire aux hommes, ces abrutis !

La vision de l’humanité de Reiser est aussi impitoyable que celle du cinéma de Rainer Werner Fassbinder. On a beau vouloir les aider, c’est vain, les hommes n’arrêtent jamais de se faire baiser. Mais simultanément ses dessins contiennent aussi une joie invraisemblable : même blessés, mêmes abimés, les hommes continuent de rire et de prendre du plaisir. Le pire leur arrive, et on les voit encore se marrer. Dans On vit une époque formidable, un homme qui a perdu une oreille, sept doigts, un pied et presque toutes ses dents, part joyeusement au salon du bricolage : « Cette année, je m’achète juste une tronçonneuse. » Dans Phantasmes, un homme se plaint de sa trop petite bite à sa copine. Elle essaie de le convaincre du contraire mais c’est inutile, il se tranche la main et se fait un moignon énorme : « Et maintenant… C’est qui qui a la plus grosse ? Celle qui est tout le temps dure ? Celle qui est toujours disponible ? Celle qui ne faiblit jamais ? – C’est toi, c’est toi, c’est toi ! Des amants comme toi, on n’en fait plus. »

Le trait de Reiser a défini l’esprit Hara-Kiri. Il est organique. On dirait un système digestif. Si Hara-Kiri est un ventre, Reiser a dessiné la circulation de celui-ci. Il montre ce qui rentre et ce qui sort. Ce qui rentre : toute la connerie du monde, toute sa violence, toute son acceptation de la violence exercée sur autrui et sur soi-même. Ce qui sort : un rire énorme, un plaisir fou. « Reiser, pour moi, c’est le rire. De toutes choses il voyait d’abord le côté cocasse, l’énormité. Il n’en revenait pas que la nature puisse être aussi vacharde, les hommes aussi cons. Il en riait aux larmes, les yeux écarquillés d’incrédulité » (Cavanna)

Reiser, c’est un rire en ligne continu, plein de bosses, de craquements. C’est un rire qui vous remonte depuis le fond des entrailles et qui fait un trait nerveux et serpentin jusqu’à la surface du globe. Cavanna adore les bêtes mais il leur parle en homme. Reiser est animal avec les animaux. Il est animal avec les hommes, animal avec les femmes, animal avec lui-même. Et son trait épouse la vitesse des catastrophes.

Reiser dessine comme un chat traverse la rue. Il est déterminé, en zigzags. Il va droit au but, mais avec des oscillations, des parenthèses. Et puis il y a ces couleurs incroyables : ces aquarelles pleines d’eau. On voit toujours moins la couleur que le fait que la couleur ait pris l’eau. Les personnages de Reiser sont des noyés. Ils sont noyés dans l’aquarelle comme dans leurs illusions et leurs obsessions. Ils sont noyés par la violence de la vie mais ils en profitent toujours pour plonger dans leurs petits plaisirs, liquides comme des larmes. Moins sensuels, moins doux mais aussi moins mélancoliques que les personnages de Wolinski, les héros et les héroïnes de Reiser sont toujours en train de vérifier la relation entre la catastrophe collective et leur plaisir individuel. 

Reiser n’est pas le premier mort de Hara-Kiri. Il y a eu Fournier avant lui. Mais Reiser a sonné le glas des « années Hara-Kiri » en 1983. En mourant, Reiser a laissé le monde se débrouiller avec Hara-Kiri. Et, on l’a vu : le monde n’a rien réussi à en faire. Tant pis pour le monde, parce qu’Hara-Kiri était quand même beaucoup mieux !

Wolinski
Sujet principal : Georges Wolinski
Cité(s) également : plusWill Eisner

Un visage rond, une moue sensuelle un peu boudeuse, des sourcils bien noirs, des yeux pétillants d’intelligence, un air catastrophé, c’est Wolinski : l’alliance de la douceur et de la détermination. Il a le calme et la douceur de celui qui n’a pas besoin de s’énerver. Mêmes ses erreurs de parcours ou ses compromissions semblent procéder d’une logique énoncée avec tranquillité. Même son angoisse apparaît de façon délicate, sensible, mature. C’est une angoisse toute en rondeurs, une inquiétude spiralée, en volutes mi-gaies mi-tristes. Tout sera réglé par un dessin rieur, un trait rond et piquant qui sépare sans cesse la nuit du jour, l’angoisse de la joie, la tristesse de la vie. Et la vie, pour Wolinski, c’est les petites femmes qui courent.

Ils ne pensent qu’à ça, Mon corps est à elles, J’étais un sale phallocrate : les dessins de Wolinski, ce sont des culs et des fleurs. Des femmes qui rient. Des jambes qui courent. Ce sont aussi des petits hommes tristes qui sont sans cesse dépassés par les événements. Des petits hommes tristes qui parlent de politique parce que ça a l’air sérieux, mais qui ne pensent qu’au sexe. Les hommes font rire Wolinski parce qu’il les voit tous comme lui : des hommes inquiets, qui ne veulent pas faire de vagues, qui cherchent la bonne solution au milieu de leurs multitudes d’erreurs, qui préféreraient courir après les femmes mais qui sont obligés de faire semblant de travailler ou de faire des choses inutilement horribles (la politique, la guerre) pour être considérés comme des hommes. Quelle perte de temps !

Wolinski n’a pas toujours été Wolinski. Comme Reiser, il est arrivé à Hara-Kiri avec encore plein de choses qui n’étaient pas lui-même. C’étaient des images denses, baroques, noires, hachurées. Il faisait beaucoup de plis aux vêtements. Il ne laissait la page tranquille que lorsqu’il ne pouvait plus rien ajouter. Ses pages étaient pleines ; elles se tenaient quelque part entre Will Eisner et Mad Magazine. C’était encore l’obsession de ne pas être pris pour un type sérieux. L’obsession de bien faire son travail. Mais, lors des réunions, pendant les conversations, son double griffonnait sur des pages blanches des petites femmes qui courent, qui courent… « C’est ça qu’il faut que tu fasses, lui dira Cavanna : arrête de faire tes petits traits ! » Et finalement Mister Wolinski a vaincu Docteur Georges. Il a lâché la bride et ses femmes n’ont pas cessé de courir – même si ses hommes ont continué à hésiter, se perdre, espérer, promettre, essayer, pleurer.

L’homme de Wolinski, c’est Georges Le Tueur : le tueur à gages maladroit, qui tue sans plaisir ; le dictateur farceur qui s’ennuie, et qui fait des saloperies parce qu’il ne peut pas faire autrement ; le survivant de toutes les catastrophes, et qui continue de penser au dernier cul de femme qu’il a vu. L’homme de Wolinski, c’est le Roi des Cons. Mais c’est aussi le papa de Junior, un vieux soixante-huitard qui ne veut rien lâcher à sa poignée d’obsessions : le communisme, les vieilles bandes dessinées et les petites femmes. « Hara-Kiri, on a fait ça pour les petites femmes qui courent, dira Gébé en hommage à Wolinski : et les petites femmes sont venues ! »

Comme Cavanna, comme Choron, comme Reiser, Wolinski a eu une jeunesse très dure. Impitoyable. Une vie comme celle de Wolinski, si douce, si calme, à la recherche du luxe et de la volupté, une parole comme la sienne, subtile, prudente, pleine de nuances et de compréhension d’autrui, sont nées dans le sang et ont fini dans le sang. Son père, un juif polonais, est mort assassiné à Tunis alors qu’il n’a que deux ans. Sa première femme, Jacqueline, avec qui il a eu deux filles, meurt dans un accident de voiture alors qu’il se reposait à l’arrière. Lui même mourra tué à l’arme lourde en 2015. Cette vie luxueuse et sensuelle, entourée de deux morts violentes, est présente dans toutes ses pages, tous ses dessins. Le trait de Wolinski, l’esprit de Wolinski, c’est une colline de joie au milieu de deux plaines d’atrocités et de terreur. C’est l’homme qui se fait justice à lui-même en s’offrant une vie de plaisir alors qu’on ne lui a jamais promis que la peine et le sang.

Cabu
Sujet principal : Cabu
Cité(s) également : plusSiné

On a l’impression que Cabu est né en ouvrant les bras et en faisant une grimace : cette grimace de gosse qu’il fait souvent sur les photos. Ce visage d’éternel gosse qu’il a plus ou moins conservé toute sa vie, avec une coupe au bol, des lunettes, et un refus de vieillir incroyable. Ces bras grands ouverts pour essayer de courir plus vite pour qu’on ne puisse pas le rattraper. Quand il était jeune, Cabu ressemblait à un gosse et un hippie avant l’heure. C’est le hippie aux lunettes rondes, écologiste, détestant les militaires, les flics et les curés. Cabu, tous les dessinateurs en parlent comme ça : il peut dessiner dans sa poche. Sa plus grande force, c’est celle de l’observateur continuel des mouvements humains. C’est un type qui regarde ce qui se passe, et qui note tout. Il regarde avec sa main, il « capte » ce qu’il voit et il le dessine pour pouvoir mieux le voir. C’est l’homme des reportages dessinés. On envoie Cabu aux grands rassemblements écologistes, ou aux manifs. Personne ne peut se méfier de ce grand enfant qui dessine en riant. Et quand il parle, il a un débit incertain, hésitant, et puis soudain très insistant sur certains mots. Il accentue une idée, mais elle semble encore plus floue. Siné est toujours très sûr de lui : un dolmen. Mais Cabu, même ses certitudes, on a l’impression qu’il n’en est pas sûr, qu’il insiste pour se convaincre.

Cavanna, Choron, Wolinski, Gébé, Reiser, Delfeil : que des hommes – même si Reiser et Delfeil ont aussi l’air de lutins rieurs, de petits démons irrésistibles ! A côté d’eux, Cabu a toujours l’allure dépenaillée d’un gamin qui est revenu de l’école. Son grand carton à dessins, c’est le cartable du lycéen. On se demande s’il n’a pas apporté son goûter avec lui. « Il a la bouche sucrée » dit de lui Choron. C’est le plus appliqué. Gébé, Reiser, Wolinski n’arrêtent pas de travailler, mais ce sont des sortes de transe : transe violente pour Reiser, transe calme pour Gébé, transe douce pour Wolinski. Cabu, lui, ne quitte jamais son cerveau gauche. Il reste réflexif. Il fait rentrer les idées dans ses archétypes. Reiser est toujours prêt à « tirer contre son camp ». Du reste, il n’a pas de camp. Le camp de Reiser, c’est la réalité. Le monde de Reiser, c’est la réalité cruelle et les hommes qui se débrouillent avec ça. Le monde de Wolinski, c’est des hommes qui se sentent obligés d’être sérieux, se sentent obligés d’être méchants, mais préféreraient ne pas l’être et aimeraient mieux passer leurs journées dans les jupes des filles. Le monde de Cabu est toujours divisé entre gentils et méchants. Il y a les jeunes (gentils) et les vieux (méchants), les hippies (gentils) et les beaufs (méchants), les étudiants (gentils) et les flics (méchants). Etc.

Hara-Kiri et la politique, ce n’était pas une aventure évidente. Siné le leur a suffisamment reproché. Au début, personne n’était politique, dans Hara-Kiri. C’étaient des individualistes et ils se foutaient du monde entier. Mais il y a eu L’Hebdo Hara-Kiri. Et si le but de L’Hebdo, c’était de faire bosser les dessinateurs chaque semaine pour qu’ils n’aillent pas chercher ailleurs, alors il fallait quand même trouver une bonne matière pour ça : ce fut la politique. Et ils ont excellé à ce jeu. Chacun a eu sa manière de « faire de la politique » : Reiser en tirant à boulets rouges sur tout le monde, Wolinski en rendant tout absolument mélancoliquement dérisoire, Gébé en inventant L’An 01, Delfeil en étudiant et en démontant tous les bobards de la politique internationale. Cabu, lui, a « formalisé » le monde politique : il a « inventé » à quoi devaient ressembler Giscard, Bigeard, Debré, Mitterrand, Hernu, Chirac. Les dessinateurs des autres journaux n’ont pas cherché davantage. Ils ont redessiné Cabu. Ils ont appris à dessiner les hommes politiques à partir de la façon dont Cabu les dessinait. Cabu, c’est le « dessinateur officiel » du monde politique. C’est le « dessinateur étalon » du monde qui suivra. Maintenant qu’il est mort, on plaint les dessinateurs de presse qui vont devoir trouver par eux-mêmes à quoi ressemblent les hommes politiques qui viennent ! Choron, Cavanna ou Gébé sont sans continuateurs possibles. Il n’y a pas de deuxième Choron, par de nouveau Cavanna, pas de Gébé bis. Mais Cabu est partout aujourd’hui. Tous les dessinateurs de presse sont les enfants de Cabu. Hara-Kiri est le monde, mais notre société, c’est la société de Cabu.

Willem
Sujet principal : Willem
Cité(s) également : plusFred, John Cleese, Siné

Se faire une place dans le ventre de Hara-Kiri était difficile. Il était déjà plein à craquer. Il y a eu des génies qui faisaient partie du premier Hara-Kiri et qui le quittèrent : Fred, Topor… Et l’équipe s’est progressivement resserrée autour de six personnalités : Choron, Cavanna, Gébé, Reiser, Wolinski, Cabu. Mais il y aura ensuite au moins deux grandes figures supplémentaires au Square pour « faire » l’esprit Hara-Kiri : Delfeil de Ton et Willem. Si Delfeil est arrivé très naturellement, au sortir de l’interdiction, Willem s’est imposé à force de persévérance, d’acharnement, de travail. Plusieurs fois il a proposé, plusieurs fois il a été refusé. Finalement, Siné a publié Willem dans L’Enragé et il est monté à Paris. Et il a pu publier dans Hara-Kiri et gagner de quoi se payer une chambre de bonne en dessinant dans ce qui deviendra clairement son journal d’élection.

Il n’y avait pas plus Hara-Kiri que ce grand hollandais timide, souriant, à la démarche chorégraphique, à mi-chemin de Richard Brautigan et de John Cleese, aux éclats de rire rouge, dessinant de façon incroyablement souple, fleurie, contournée… Pas plus Hara-Kiri que lui dans le sens d’une exploration du monde comme une orgie de catastrophes, doublée d’une vision extrême de l’être humain, dans son injustice et sa naïveté, dans sa violence et son étrangeté à tout. Willem est méthodique : il remplit ses classeurs de photos de personnalités pour se documenter sur les modifications de leurs expressions. Il travaille toujours plus que nécessaire : pour un dessin à publier, il en fait souvent deux. Et il est régulièrement mécontent de lui une fois le dessin terminé… Willem, c’est l’invention d’une bande dessinée rétroactive. C’est une narration années 50 avec une esthétique années 30 pour raconter les années 70, avec des gimmicks américains, des intrigues d’espionnage, des enquêtes policières et des figures incroyables : Gaston Talon le détective privé, Fred Fallo le gigolo cynique aux petites moustaches, Panda Pudding l’espionne américaine, Barnstein le terroriste… Ce sont des bandes dessinées politiques, pleines de guerre, de terrorisme, d’espionnage, de Vietnam et d’Hollywood décadent, avec ce français totalement déconnant, ce français de « vache espagnole », rempli de fautes de syntaxe et d’approximations et que, à la suite de Cavanna, aucun rédacteur en chef n’osera jamais corriger. C’est le plus métapolitique des dessinateurs de Hara-Kiri. Le plus « mondial » également. Willem est si grand que la planète est à peine assez remplie pour nourrir son œuvre profuse, baroque, organique, folle.

Fils de médecin de village, Willem est plein du dessin d’anatomie. Il est nourri de gravures d’anomalies physiques, dont on voit qu’il les trouve profondément belles. Willem dessine les organes, les tripes, les boyaux comme si c’était une architecture rococo, des décorations modern style. C’est si élégant que ça a l’air de couler tout seul. Si Gébé est géométrique et Reiser organique, Willem est mercuriel. Ses images sont pleines de détails comme les peintures de Bosch et de Brueghel mais avec un trait « moderniste » à la fois fluide et extrêmement toxique. Fluide comme sa démarche chaloupée, dansante, aérienne. Toxique comme la violence de son regard. Willem : l’élégance même.

Revue de presse : La colonne hebdomadaire tenue par Willem dans L’Hebdo à partir de 1969 – puis dans Libération, puis dans Charlie – c’est le compendium définitif de l’exploration graphique des quarante-cinq dernières années. Une sorte de journal de bord de tout ce qui se dessine. Doublé d’une réinvention systématique de la typographie du titre. Plaisir d’esthète : Willem, c’est cette déformation et reformation permanente de la forme des lettres. Willem, c’est l’ultime « moderne », à lui seul un courant artistique et l’accomplissement de ce que les esthètes chérissent et nourrissent depuis plus d’un siècle.

Il y aura eu l’Art Nouveau, l’Art Déco et l’Art Willem.

Les enfants de Hara-Kiri
Cité(s) également : plusAlain Pacadis, Coluche, Dominique Laffin, Jean-Pierre Rassam, Olivia Clavel, Rolling Stones, Sex Pistols

Hara-Kiri, c’est un grand rideau de velours vert. A l’extérieur de ce rideau, c’est la vie de tous les jours. C’est le quotidien, l’ennui. Mais une fois passé ce rideau, tout commence. C’est l’entrée dans la caverne des mondes. C’est le rite d’initiation de la rue des Trois-Portes. Là, tous ceux qui entrent « deviennent » Hara-Kiri. Et Hara-Kiri « devient » eux réciproquement. Dès la deuxième moitié des années 70 et jusqu’à la moitié des années 80, c’est la transmutation de Hara-Kiri en équipage punk. C’est la deuxième génération. C’est Vuillemin, Gourio, Kamagurka, Charlie Schlingo, Berroyer, Bazooka : Que des rockers ! Que des loubards !

Vuillemin, d’abord, c’est cet androgyne beau et inquiétant comme un jeune premier japonais qui se serait inspiré de Orange mécanique. Vuillemin, c’est un droog, mais tellement discret. Il a une voix hésitante. Il parle bas, on l’entend à peine. Et ses images sont les plus violentes, les plus extrêmes depuis Reiser. Vuillemin, c’est un sens inouï du point, de la tache, des petits traits épars, un pointillé du gore, un orfèvre du « sale ». C’est le plus fort pour dessiner des rondelles de merde, des culs ensanglantés, des seins qui tombent, des nez cassé. C’est un médiéval. Il a beau raconter des histoires d’aujourd’hui, ses hommes sont des barbares, des brutes. Ils ont des braquemarts tendus, des langues pendues, des yeux hagards, des gueules ouvertes. Et le monde dans lequel ils évoluent est encore pire que celui de Reiser. Chez Reiser, malgré la violence et la connerie, il y a des moments de plaisir, des moments de joie, des moments d’innocence animale. Chez Vuillemin, pas d’échappatoire. Tout est brutal, excessif, délirant. C’est comme si la planète nous vomissait. C’est l’Apocalypse Hara-Kiri.

Il y a aussi Gourio, avec sa dégaine de loubard, ses lunettes noires, ses chaines. C’est l’autre ange damné du professeur Choron. Il l’a pris sous son aile, en a fait son disciple, son « fils ». Les dernières années de Hara-Kiri, on verra souvent Choron, Gourio et Vuillemin trôner, entourés de femmes nues et d’alcool, un peu comme des rock stars : des Rolling Stones de l’Humour, des Sex Pistols de la presse. Ce sont les dictateurs imaginaires, et bientôt en exil, de l’esprit bête et méchant. Gourio et Vuillemin feront ensemble l’ultime chef d’œuvre d’Hara-Kiri, le livre le plus trash, le plus inacceptable de tous : Hitler=SS. Le seul qui ne peut pas être réédité. Le seul que vous ne lirez peut-être jamais.

 

Il y a Kamagurka, esprit incroyable, fin, renversé, subtil. Presque un ascète du non-sens. L’auteur du Monde fantastique des Belges et du Traité d’Humour Con, et le scénariste des planches inassignables de Cowboy Henk dessinées par Herr Seelle.

Il y a encore Charlie Schlingo. Lui, c’est l’enfant absolu – l’enfant violent et tendre, l’enfant alcoolique, brutal, imprévisible, inacceptable. Fort comme un bœuf, poète absolu, avec un imaginaire qui vient des bandes dessinées de Popeye de Segar, et qui se déploie dans un univers de canassons imbéciles, d’hommes aux pieds qui puent, de filles bourrées, de personnages qui s’enculent quand ils s’ennuient. Avec Choron, ils s’aimeront tant qu’ils feront Grodada ensemble : l’idée géniale, dingue, d’un journal pour enfants « adulte ». Un journal pour enfants qui refuse la mièvrerie. Un journal pour enfants dessiné par le seul homme qui n’ait jamais cessé d’être un enfant : Charlie Schlingo.

Et puis Berroyer, l’air de rien, placide, toujours en train de construire sa pensée. Berroyer est l’autre grand écrivain de Hara-Kiri avec Cavanna et Delfeil de Ton. Lui, on ne le voit jamais arriver. C’est le Colombo de l’humour noir. Il a l’air de vous embarquer dans une histoire, vous le suivez mais vous aviez tout faux, et il vous a emmené ailleurs. Son truc, ce sera les enterrements : qu’est-ce qu’il en aura couvert ! Des reportages incroyables sur le terrain de la mort – les enterrements de Jean-Pierre Rassam, Dominique Laffin, Laurent Godet, Pacadis, Coluche, Odile, Camille, Luce... « Nous mourrons tous. Surtout vous » écrira Berroyer. « Ca fait trois mois que la gauche est au pouvoir, elle n’a même pas éradiqué le cancer » chantait Choron en 1981 à l’Olympia. Toutes ces morts prépareront Berroyer à la grande aventure philosophique qui deviendra la sienne : une philosophie qui se tisse entre textes autobiographiques et chroniques de journaux, textes courts et moins courts, scénarios de films et même apparitions télévisuelles. Berroyer, ce n’est pas un touche à tout, c’est un « bouleverse tout ». Chaque chose qu’il touche se met à vaciller, trembler, chavirer, ployer sous le charme d’une pensée toujours un peu plus oblique, inattendue, imprenable.

Et enfin il y a Bazooka, qui annonce le monde qui vient. Bazooka dans Hara-Kiri, c’est la moindre des choses et la cerise sur le gâteau. C’est la dictature graphique et le renversement esthétique de la presse. Bazooka fera plus peur que la peur, plus mal que le mal et plus fou que le monde. Bazooka, c’est le punk du punk et sa pointe d’absolu. Et dans Bazooka, il y a Olivia Clavel qui se vivait comme une télé recevant des informations de l’au-delà et qui fera la peinture la plus visionnaire de son temps. Il y a Olivia Clavel à qui on doit les plus beaux voyages dans le Monde Imaginal et à travers les citadelles en suspens. Hara-Kiri était une apocalypse planétaire. Tous les artistes qui viennent sont des voyants qui vivent entre deux mondes.

Delfeil de Ton
Sujet principal : Delfeil de Ton
Cité(s) également : plusBazooka, Sun Ra

C’est le plus mystérieux des hommes. Solide comme un roc et glissant comme un poisson, l’homme des grands refus et des grandes décisions : Delfeil de Ton. Pas de « peut-être » avec lui : c’est un grand Oui ou un grand Non. Pour le reste, silence et mystère. Même son nom, on ne sait pas d’où il vient. Il laisse plein de questions en suspens. Il a une parole à la fois prudente et tranchante. Il sait que, quand il parle, il tranche. Du coup il fait attention à ne pas trop parler. Avec ça, il a une forme olympique. Il marche vite. Il arrive en vélo. Il ne reste jamais très longtemps : boit peu, ne fume pas, et, quand il a échangé quelques paroles importantes, il s’en va. Parfois, on ne le voit même pas partir. Et son rire : si grand qu’il semble sortir du ventre de la Terre. Quand Delfeil rit, les arbres se déracinent, s’envolent. Il connaît si bien Paris qu’on a l’impression qu’il est arrivé avant les Romains. Il a vu la ville se faire sous ses yeux. Il l’a vue se défaire aussi. C’est le grand témoin de la destruction de Paris dans les années 70. Personne n’a écrit sur la manière dont on a bousillé Paris comme Delfeil dans Les Lundis de Delfeil de Ton.

Delfeil de Ton est arrivé dans Hara-Kiri comme un personnage de fiction. C’était l’auteur des Mémoires de Delfeil de Ton. Il a envoyé son premier manuscrit à la rédaction en 1964. Cavanna n’a pas tout de suite lu puis il y eut l’interdiction. Mais dès que le journal est reparu en 1967, Cavanna a publié son premier chapitre. Delfeil fut le premier surpris. Il est convoqué au bistrot des postiers, sous le bureau où avaient lieu les réunions de rédaction, Cavanna et Choron lui disent qu’il « fait partie de l’équipe, maintenant ». S’ensuivent Le Cinéma de Delfeil de Ton, Le Jazz de Delfeil de Ton. Il a créé la dimension journalistique de Hara-Kiri. Il a inventé la « culture Hara-Kiri ». Soudain, on sortait de la « bulle » de la rue Montholon. On sortait de la « bulle » du Square, et on commençait à voir tout ce qui se passait dehors. Il s’en passait des choses à la fin des années 60 ! Et Delfeil de Ton allait partout : il y avait un concert de jazz quelque part, une pièce de café-théâtre, un film, il y allait. Et il notait tout, expliquait tout, voyait tout ce que les autres ne voyaient pas. Sun Ra, Ayler, Lacy, Chéreau, Jean Bois, Faraldo, Carole Roussopoulos, Bazooka : un goût extrêmement sûr. Ce qui se passait de mieux à son époque ne lui échappait jamais.

Et quel commentateur de l’actualité : il défait, un à un, tous les bobards. Il démêle les affaires comme des pelotes de laine. Une rigueur extraordinaire : tout est vérifié, impeccable, exact. Et à la fin, toujours, un éclat de rire.

Delfeil de Ton ne se met jamais en avant. Il est au service de son sujet. Il n’aime pas être pris en photo : Baumann et Lambours ont lutté pour se faire accepter. Au début, il fuyait en voyant l’appareil. Il n’aime pas les apparitions médiatiques : il passe une fois à la télévision en 1976 dans L’Homme en question. Il est génial : pertinent, piquant. Mais ça l’emmerde : le plateau, les sujets cons, etc. Il rentre chez lui déçu, il n’y retourne pas. Il a refusé à peu près tous les postes à responsabilité. Il a fondé Charlie mensuel, a dressé ainsi les grandes lignes du plus beau journal de bandes dessinées de tous les temps, mais il en a eu marre très vite, et il l’a refilé à Wolinski. Il ne se laisse pas facilement approcher. Il répond toujours « non » aux éditeurs pour commencer, non ensuite, non encore après… Il faut sacrément insister ! Il a publié des milliers de milliers de pages dans la presse, dans Hara-Kiri, dans Charlie Hebdo, dans L’Obs. L’éditeur génial qui se mettra à l’édition aux Œuvres Complètes de Delfeil de Ton sait qu’il en a pour plusieurs vies de travail. Et sa première vie, il devra la passer à essayer de faire accepter son projet par Delfeil de Ton !

En 1975, Delfeil a quitté Charlie Hebdo. On ne sait toujours pas ce qui s’est passé. Personne n’en a vraiment parlé. Choron a essayé de le rattraper. Il a continué à publier dans Hara-Kiri mais il n’a pas remis les pieds à Charlie. Or, il était irremplaçable. Choron le raconte dans Vous me croirez si vous voulez : « Delfeil de Ton représentait quand même quelque chose, dans Charlie Hebdo. Il avait des rubriques qui étaient vachement lues. Moi j’ai vu l’affaire comme un truc très grave. J’ai essayé de recoller les morceaux. J’ai rencontré Delfeil. Je lui ai dit : « Même si tu viens pas au bureau, tu m’envoies tes textes. » Rien à faire. Delfeil de Ton, c’était le mec qui sortait, qui regardait, qui voyait et rapportait ça dans le journal et faisait son commentaire. Tandis que les autres, c’était du journalisme d’état d’âme. Ils prenaient un truc et ils en faisaient une tartine. Quand tu as que ça dans un journal, c’est pas étonnant qu’on ait pas remonté les ventes. »

Le départ de Delfeil responsable, dix ans avant, de la fin de Hara-Kiri, du déclin des éditions du Square : voilà un vrai sujet à méditer pour l’historien de demain. Merci, professeur Choron !