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Les festivals de Rock sont des Océans
Lumière sur Lumière
Paru en 2009

Contexte de parution : Rock&Folk

Cité(s) également : plusmenu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, menu_mondes.pngFrank Zappamenu_mondes.png, Jimi Hendrix, Kay Khosraw, King Crimson, La gnose, Led Zeppelin, Michel Foucault, Pierre Boulez, Robert Plant




Led Zeppelin comparait les festivals de rock à des océans : « Chanter dans le soleil, rire sous la pluie / Frapper au clair de lune, danser dans le sable / Je n’ai pas le temps de faire mes bagages, j’ai déjà un pied dehors / J’ai rendez-vous, je ne peux pas être en retard pour cette chose à tête de chien… » Face à la foule tumultueuse, amoureuse, Robert Plant – dont le symbole était la plume de Ma’at, la Justice – voyait se dessiner le contour d’Anubis, le Gardien du Seuil, à partir des formes hallucinatoires émises par son public.

Or l’océan est bien l’image de la multitude des vagues indifférenciées. L’homme n’y est plus qu’une vague parmi les vagues, de l’eau au milieu de l’eau. L’auditeur de rock est toujours un peu partagé entre deux tendances : d’un côté, le fun, le pied, l’immanence pure et simple, alliée dans un cadre public à une massification dans une optique de reconnaissance mutuelle. Faire front pour dégager une puissance globale appuyée sur des principes de vie qui trouvent dans l’expression du rock une visibilité. Les « tribus » aiment se retrouver dans de grands concerts : rockers, mods, hippies, punk, rappers, goths. Ici, le fun a une fonction éminemment politique : il s’agit de montrer qu’on s’amuse ensemble, de rendre visible la communauté d’élection à laquelle on appartient, de se savoir partie d’un Tout plus important que sa petite personne et donnant réciproquement du sens à l’existence singulière. Le rock y est bien, comme Michel Foucault l’expliquait à Pierre Boulez (qui ne voulait rien savoir), une « musique à travers laquelle l’auditeur s’affirme. » De l’autre côté, il y a la pop music comme instrument de transformation individuelle, de modification substantielle, d’anamnèse : la pop music comme forme contemporaine de gnose. Si, à partir d’une certaine date, les Beatles ont arrêté les tournées, les concerts, les apparitions publiques, c’est bien pour se concentrer sur cette fonction transformatrice. Le nom de cette opération poétique est « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band » : un disque à travers lequel l’auditeur voit, comme en un miroir, se refléter son être secret, son âme éminemment singulière, rendue visible par la solitude dont le disque se veut l’accompagnateur privilégié. Si les Rolling Stones, eux, n’ont jamais arrêté les concerts – bien au contraire – et se sont déchaînés dans les festivals, c’est bien pour privilégier la fonction inverse : l’expression collective, d’abord, le fun et l’immanence ; et le nom de cette réponse est, au choix, « Street Fightin’ Man » ou « Jumping Jack Flash ». Expérimentée seule, la tendance gnostique plonge éventuellement l’auditeur dans la mélancolie, la dépression ; vécue comme donnée unique, la tendance au fun peut éventuellement tourner à l’indifférenciation, à la brutalité, à la débilité pure et simple.

En outre, la fonction transformatrice de la pop music (celle des Beatles, mais également de Led Zeppelin, Frank Zappa, King Crimson) a besoin d’un double support : la musique – archi-composée, archi-produite, archi-savante – et la pochette, aux architectures activant l’espace psychique, comme des théâtres intérieurs orientant l’imaginaire. Ce double support trouve dans l’album Vinyle un vecteur parfait (l’auditeur écoute, seul, le disque, en voyageant dans les images énigmatiques de la grande pochette cartonnée), un vecteur que, à partir des années 80, le CD a aliéné concrètement, coupant les ailes aux ambitions trop affichées ou mutilant les œuvres préexistantes jusqu’à les rendre quasi-inopérantes – à tel point qu’il est difficile de dire si le CD apparaît au moment où la musique devient moins directement active, moins directement transformatrice – ou si c’est sa présence glacée, indifférenciée, triste, qui contraint les musiciens a se faire plus froids, plus cyniques, moins impliqués dans le caractère politique et métaphysique de leur art. La dématérialisation progressive de la musique, prenant une tournure plus violente ces dernières années, a entraîné un désamour probablement définitif pour l’objet CD, en même temps que, par un transfert de charge, elle a rehaussé l’intérêt pour les concerts, l’appétit pour la dimension collective, cultuelle, de la musique populaire. On achète moins de musique, certes, mais on se déplace davantage, par crainte d’avoir été les suppôts d’une expérience trop longtemps malheureuse, et par désir d’appartenir à nouveau à une société élective à travers laquelle on puisse exister. Les Festivals retrouvent dès lors leur fonction dionysiaque originelle, et les grands concerts de retrouvailles uniques – comme celui de Led Zeppelin le 10 décembre 2007 à la 02 Arena de Londres (on compta 20 millions de demandes de tickets, soit 1000 fois plus que de places disponibles) – réussissent à déplacer des foules si nombreuses qu’on pourrait presque créer de nouveaux pays à partir de celles-ci.

Si les festivals de rock devaient justifier leur raison d’être à l’égard du cosmos, si on devait les évaluer comme la scène privilégiée d’une œuvre d’art – c’est en Jimi Hendrix qu’on trouverait leur figure tutélaire, héroïque, divine. Si Frank Zappa a fait de la tournée une œuvre d’art singulière (avec changement méthodique de répertoire, liens secrets entre les lieux et les morceaux, interventions du public qui deviennent partie prenante de l’œuvre, utilisation savante des accidents, cf. les 6 volumes de la Somme « You can’t do that on stage anymore »), Jimi Hendrix aura été – avec Led Zeppelin – l’artiste absolu du festival, le transformateur ultime de foules et le héraut de l’expérience collective. En Hendrix, le génie musical et le charisme personnel trouvent une incarnation inédite, dépassant tous les clivages culturels et musicaux. Monterey, Woodstock, Madison Square Garden, Ile de Wight : autant d’épreuves pour l’expression de sa démarche singulière, métaphorisée par la reprise subversive des hymnes nationaux. Tous les enregistrements audios et vidéos de ses performances scéniques sont déchirants, fracassants, désarmants de grâce et de grandeur : tous montrent à quel point la musique et le corps qui la produit peuvent se métamorphoser ensemble, incitant leur public à une assomption céleste qui aura été, pour la première et peut-être unique fois, une assomption collective et une délivrance (un détachement des formes du culte) symbolisée concrètement par le rite de la Stratocaster immolée. Tel le mythique roi persan Kay Khosraw, de la dynastie des Kayânides, Jimi Hendrix, ultime hiérophante et Imam d’une « Electric Church Music » dont il possède seul la clé, est enlevé face à son public dans une extase qui le confronte à la Lumière de Gloire, le Xvarnah : « projection dans l’âme d’un élément victorial devant lequel s’inclinent les têtes » (Sohrawardî).

Le 4 juin 1967, en reprenant « Sgt. Pepper » au Saville Theatre de Londres trois jours seulement après sa publication et en le présentant comme l’air qui doit remplacer l’hymne britannique, Jimi Hendrix affermit sa certitude que gnose et fun peuvent travailler de plain-pied, que la transformation peut être à la fois individuelle et collective, et que la Terre ne tient jamais qu’à un fil de se transformer en Paradis. Cela arrive quand les rockers se font chevaliers théophaniques et transforment leur présence en un pur réceptacle de Lumière. Alors, la musique est une lampe brûlant avec l’huile d’un olivier qui n’est ni de l’Orient ni de l’Occident, s’enflammant sans même que le feu la touche ; et c’est lumière sur lumière.