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C’est en 2000 que Mike Patton et Duane Denison décident de créer, en parallèle de leurs multiples activités musicales, un nouveau groupe nommé Tomahawk. Pour ce faire, Denison (ex-Jesus Lizard) enrôle Jon Stanier, ancien batteur de Helmet, et Patton (ex-Mr. Bungle), lui, recrute Kevin Rutmanis, des Melvins, à la basse. Le nom du groupe est trouvé par Denison en feuilletant une encyclopédie, mais on pense immédiatement au tomahawk brandi par l’enfant masqué, dans « Twin Peaks : Fire Walk With Me », grand film néo-Hopi de 1992. Surtout quand on sait que le thème du générique a été repris par Patton sur « The Director’s Cut », le beau disque de Fantomas. Le tomahawk est l’arme de réappropriation des sorciers. Il doit être associé au maïs, porteur de chaos et mère des hommes de l’avenir. « Tu as volé le maïs » hurlait le manchot au père incestueux, incubé par le démon Bob, dans une scène du film de David Lynch, avant qu’il ne se souvienne d’une danse de pluie exécutée par l’enfant.

Le premier album de Tomahawk sort en 2001. Sur les photos, ils posent en cow-boys agressifs, et Patton fait un doigt au photographe en serrant les dents. « Mit Gas », le deuxième album sort en 2003. Ce coup-ci, ils sont déguisés en flics dans les concerts, avec gobelets de café tiède, matraques et doughnuts. Le style des deux disques est celui d’un groupe de rock puissant et composite : des chansons enlevées sur des rythmiques parfois drum & bass, parfois hardcore, et avec des mélodies de divers styles, du rock seventies à l’indus en passant par la country et même une ballade rétrograde en italien, d’un goût douteux (« Desastre Naturel »), que traversent les multiples personae de Patton comme le jeu magnifique de Denison… Après une pause de quatre ans et le départ de Rutmanis, un troisième disque sort le 19 juin 2007, « Anonymous ». Et là, c’est une autre histoire : « Anonymous » est un disque grave. La musique serait-elle affaire de sorciers ? « ABSOLUMENT !!! » nous répond Mike Patton.

« Duane avait joué quelques concerts avec Hank Williams III (n.d.a. le petit fils du pionnier de la country) dans des réserves indiennes, explique-t-il. Il a accumulé des enregistrements d’anciens chants et hymnes. Il a suggéré que nous les jouions, mais dans un contexte rock. » Denison se concentra essentiellement sur le folklore des Indiens Hopis, qui se présentent eux-mêmes comme les habitants originels de l’Amérique ; et dont la réserve se trouve dans l’endroit de le plus inhospitalier du continent : une plaine aride, élevée, de 10 000 km2, couvrant partiellement les États de l’Arizona, du Nouveau-Mexique, du Colorado et de l’Utah – entourée par la menaçante réserve des Navajos, 64 000 km2, leurs sempiternels ennemis. « Nous voulions garder l’esprit de leurs airs, mais déplacé dans un autre contexte » dit encore Patton.

Leur musique est très violente, mais « Hopi » signifie homme de paix. Les Hopis sont, avec les Tibétains, les Dogons et les Inuits, un des peuples les plus pacifiques, les plus artistes et les plus métaphysiciens que l’humanité ait connu… Ce qui ne veut pas dire un des plus humbles : ils regardent les Navajos de haut, et les ethnographes ont souvent exprimé leur antipathie pour ce peuple religieux à l’extrême, méticuleux, ordonné, organisé et secret ! Les pionniers se cassèrent les dents sur leurs systèmes et la complexité de leurs rituels : « Que soient damnés ces « gamins » qui me torturent, qu’ils aillent tous au diable ! Tout au long du jour j’ai été dupé ça et là, et je n’ai pas recueilli une seule miette d’information ! » (A. Stephen) « Il y a dans ces pratiques un tel mysticisme que jusqu’à présent l’auteur n’a pas pu les comprendre… » (J. Walter)

Les Hopis accordent une grande valeur à la musique, au chant et à la danse, ces danses de pluie qui intercèdent aux récoltes de maïs et seules assurent la continuité de leur existence. Au commencement était Taiowu, le créateur. Il habitait Tokpela, l’Infini, et décida de créer commencement, fin, forme et vie par l’intermédiaire de son neveu, Sòtuknang. Sòtuknang créa la Terre, l’Eau, l’Air et la mère de tous les êtres, Kokyangwuti. Kokyangwuti prit de la terre, la mélangea à un peu de salive et modela les deux premiers êtres. Elle les recouvrit d’une cape de matière blanche et chanta le chant de la création. C’étaient les Jumeaux, Pöqònghoya et Palöngawhoya. Placés l’un au Pôle Nord et l’autre au Pôle Sud, ils contrôlent la rotation de la Terre. Pöqònghoya impose ses mains sur le sol pour le solidifier et Palöngawhoya répand le son partout sur la Terre de façon à ce qu’il puisse être entendu. Après chaque destruction et reconstruction du monde, Palöngawhoya va sur toute la terre pour y propager le son de son cri. Tous les centres vibratoires, placés le long de l’axe terrestre d’un pôle à l’autre, résonnent à cet appel. L’Univers frémit harmonieusement. Pöqònghoya est également nommé « Écho », et tous les sons sont des échos de Taiowu, le créateur. Cette essence sonore, vibratoire et non atomique, de l’homme, Edgar Varèse l’avait retrouvé chez les Hopis, et en avait été, intérieurement, transformé. Comme le raconte Fernand Ouelette : « Et je frappe avec Varèse sur tous les gongs de la terre, sur tous les tambours, sur les montagnes même, afin que l’oreille morte ressuscite, afin qu’elle croie à nouveau, avec les Hopis, que l’essence de l’homme est sonore, que le son engendre la lumière, que l’esprit s’y manifeste. » Frank Zappa en réitérera la puissance germinative sous le nom de The Big Note dans « Lumpy Gravy » : « Tout dans cet Univers est l’extension d’un seul élément, qui est une note, une seule note. Les atomes sont des vibrations qui sont l’extension d’une GRANDE NOTE, tout est une note. »

Est-ce cette source unique et diffractée qui nous émerveille quand nous écoutons de la musique, et particulièrement la musique de rock ? Est-ce cette essence vibratoire qu’exprime Tomahawk et qui nous touche lorsque nous écoutons « Anonymous » ? Comme tous les grands groupes actuels, nés de la diffraction et de la dissémination des groupes des années 90 en entités conceptuelles, Tomahawk est un ensemble naturellement trans-musical, hyperréférentiel et sauvage… Face à la tradition, ses membres sont surtout des voleurs – tels ces Navajos toujours perçus avec crainte par les Hopis. Mais aussi des monteurs : coupant et recollant les morceaux dans un nouvel ordre, pour raconter une nouvelle histoire. Mais cette attitude – pillage et détournement – est la seule aujourd’hui à pouvoir rendre compte des forces du folklore, celui-ci s’étant ankylosé, réduit à l’état d’une norme étudiée mais non appliquée. « Il faut recréer l’atmosphère et peindre l’image » dit encore Patton.

Que nous dit la musique de Tomahawk ? Elle nous dit que nous sommes des sorciers. Nous n’appartenons qu’à la force, et à la liberté, que nous prenons – contre tous nos déterminismes : familiaux, biologiques, psychologiques et sociaux. Tout ce que nous trouverons sur notre chemin, nous nous en servirons. Mais nous rendrons tout à la Terre qui nous a donné courage et amour. Nous avons l’air de détruire, mais nos destructions sont en rapport amoureux avec la Terre, que les constructions des hommes de pouvoir violent jour après jour davantage. Nous avons l’air de fuir, mais, dans notre fuite, nous cherchons toujours une arme. La musique est une de ces armes : la plus puissante, celle qui touche à l’essence vibratoire de l’homme. L’écriture est également une arme, parce qu’elle nous permet de nous remémorer, et que la construction d’une mémoire est indispensable aux sorciers. Le dessin est absolument une arme, parce qu’avec le dessin, nous traçons les cartes de nos voyages, passés et à venir. Mais la musique est seule capable de nous transformer. Les grands musiciens, dans toutes les musiques du monde, furent des sorciers. Mozart était si nerveux qu’il était incapable de couper sa propre viande, et ne se calmait que lorsqu’il avait improvisé pendant des heures sur son épinette. Eric Dolphy avait une bosse qui poussait comme un œil pinéal sur son front pendant des concerts si éprouvants qu’à la fin, son saxophone avait l’air encore plus fatigué que lui. Et, de Elvis Presley à Ian Curtis, de nombreux rockers ont instrumentalisé une maladie psychophysique pour en faire une danse expiatoire. Cependant, tous ont eu l’air d’appartenir à l’Histoire. Il y a une histoire de la musique, où l’on passe du contrepoint à la mélodie, de la dissonance à l’écriture dodécaphonique. Il y a une histoire du jazz, qui passe du ragtime au bop, et culmine dans le free, avant de se dissoudre dans la fusion. Il y a, enfin, une presque histoire du rock, qui s’achève, en droit, dans le concert des Rolling Stones à Altamont, mais, dans les faits, survit interminablement à lui-même, dans le punk, le grunge ou le stoner. « Je ne comprends pas bien le monde de la musique d’aujourd’hui, admet Patton, mais je ne m’en soucie pas. »

Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans l’Histoire, mais au cœur de quelque chose, qu’à défaut d’autres termes, nous appellerons la survivance magique des formes. Un de ses anges annonciateurs fut le critique d’art Aby Warburg, qui, épuisé par son travail de thèse sur Botticelli, partit assister au Rituel du Serpent chez les Hopis, et bâtit la notion de « pathos formel » pour rendre compte d’une nouvelle manière d’appréhender les productions culturelles de l’humanité : le revenir traumatique des symboles, dont les artistes doivent, à chaque fois, dégager la polarité, sous peine de se dissoudre dans leur gueule de dragon. Dans un monde entré dans une guerre totale, nos clivages esthétiques ne nous serviront à rien ; ils ne font que nous retenir dans l’Histoire. Nous devons apprendre à avoir mille yeux et mille oreilles pour distinguer selon les instants l’intensité qui doit être gagnée. Il y va de notre vie. Nous sommes des sorciers, Tomahawk.