Pacome Thiellement.com

corpus_180_rf512.jpg
Lost : fiction gnostique parfaite
Paru en 2010

Contexte de parution : Rock&Folk

Présentation :

Publication dans le numéro 512 de Rock&Folk d'avril 2010.


Sujet principal : menu_mondes.pngLostmenu_mondes.png
Cité(s) également : plusmenu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, Carnivale, Charlie Kaufman, Fred, Henry James, James Joyce, Joseph Heller, Moebius, Oz, menu_mondes.pngPhilip K. Dickmenu_mondes.png, Sören Kierkegaard, The Wire, menu_mondes.pngTwin Peaksmenu_mondes.png




L’imminence de la fin rend les décisions infiniment plus percutantes. Depuis dix ans, alors que la télévision meurt de sa vilaine mort, nous assistons à un extraordinaire déchaînement d’inventions dans le domaine des feuilletons. À l’exception de « Synecdoche, New York » de Charlie Kaufman, n’importe quelle série TV est plus profonde et plus généreuse que la totalité de la production cinématographique actuelle : « Oz », « The Wire », « Carnivale », « Deadwood »… Et de toutes, c’est « Lost » la meilleure. Surpuissante dans son renouvellement narratif, captivante dans son autoréflexivité, « Lost » atteint les hauteurs jusque là inégalées de « Philémon » de Fred ou du « Garage Hermétique » de Moëbius en bande dessinée. Si « Twin Peaks » était le « Sgt. Pepper » de la série télévisée, « Lost » en est l’Album Sans Nom.

Un avion s’écrase par accident sur une île mystérieuse. Les naufragés ne peuvent ni s’enfuir ni communiquer avec l’extérieur. En outre, ce sont des êtres brisés. Jack, grand chirurgien altruiste, est bousillé par l’ombre de son père et incapable de prendre le moindre plaisir ou de vivre avec qui que ce soit. Kate, garçon manqué sexy au grand cœur, a été abusée par son père, délaissée par sa mère, et vit en victime sa plongée dans l’illégalité. Sawyer, séducteur à l’humour ravageur, est devenu un escroc professionnel à l’instar de l’homme responsable de la mort de ses parents. Sayid est un irakien loyal dévoré par la mauvaise conscience, transformé en tortionnaire par l’intercession funeste d’un G.I. lors de la 1ère guerre du Golfe. Jin et Sun sont deux coréens vivant un pur amour, mais que les aléas de la vie ont fait basculer dans l’adultère et le mensonge. Hurley est l’homme le plus gentil du monde, mais il est devenu paranoïaque à la suite d’une victoire à la loterie. Enfin, Locke, mystique et chamanique, a été trompé mille fois par son père, et réduit à une vie pathétique et amère. Tous obtiennent une deuxième vie sur l’île : plus dramatique, plus dangereuse, mais enfin chargée de sens. Le caractère exceptionnel de la situation ne les transforme pas en individus exceptionnels. Ce sont déjà des êtres exceptionnels. Mais ils ont été systématiquement brisés par notre monde mauvais. « Lost » est la fiction gnostique parfaite.

La narration se partage entre des flash-back, chaque fois consacrés à un des personnages, nous présentant de façon réaliste des moments traumatisants de son existence que celui-ci répète comme dans un psychodrame initiatique, et le présent du récit, sur l’île, épique et mystérieux, avec les apparitions irrégulières d’un monstre de fumée noire, un bateau du XIXe siècle échoué au milieu de la jungle, le pied d’une statue égyptienne détruite, les stations abandonnées de la « Dharma Initiative », un groupe parascientifique métaphorisant l’alliance ambiguë militaro-hippie des années 70, enfin une société inquiétante et secrète, les « Autres », menée par un chef supérieurement intelligent mais d’une perversion maladive : Ben, accompagné par un conseiller pacifique et prudent, Richard, qui ne vieillit jamais.

Au centre exact de la série, lors du dernier épisode de la 3e saison, les enjeux se renversent. Nous croyons suivre un énième flash-back de Jack, plus déprimant que jamais, et, surprise, dans celui-ci, il prend rendez-vous avec Kate, qu’il n’a rencontré que sur l’île. En réalité, nous ne suivions pas un flash-back mais un flash-forward ! Et voilà Jack qui hurle à Kate : « Nous n’étions pas supposés quitter cette île ! Nous devons y retourner ! » À partir de cet instant, le temps se dérègle. Les évènements de l’île, liés à leur sauvetage par une expédition qui à l’origine se voulait exterminatrice, sont mêlés à des flash-forward démontrant la vacuité de l’existence des personnages à partir de leur retour. Après quoi, la roue du Temps, située au fond d’un très long puit, est déréglée par Ben, à la suite d’une demande de Jacob, un être invisible dont les Autres suivent les prérogatives comme des lois ; et l’île saute dans le Temps. Nous vivons alors les flash-back de l’île, jusqu’au point où ceux qui avaient réussit à quitter celle-ci, reviennent, mais y atterrissent trente ans plus tôt : en 1977, à l’époque de la Dharma Initiative. On découvre alors que tous les événements fâcheux qui arrivaient aux personnages sur l’île étaient les conséquences des actions que ceux-ci avaient perpétré dans le passé de celle-ci, donnant une forme fictionnelle à la théorie bouddhiste par excellence : celle que nous sommes les responsables de nos propres souffrances. Le principe de l’interdépendance universelle avait été explorée depuis le début de la série, dans ces flash-back où l’on se rendait compte que tous les personnages de la série, sans s’être jamais rencontrés, avaient déjà drastiquement influencé la vie de leurs futurs amis. Ce principe est alors porté à une puissance supérieure, puisque les héros sont en outre responsables du destin funeste de la Dharma comme de la métamorphose de Ben, alors enfant, en chef pervers des Autres…

Quelle complexité : « Lost » est une série simultanément populaire et gnostique. D’une rare confiance dans les capacités du spectateur à regarder avec attention ce qui lui est montré et à recouper des informations données par bribes, elle le pousse à un effort de compréhension et de retour sur soi qui, « Twin Peaks » exceptée, n’avait jamais existé auparavant à la télévision. Et « Lost » possède un atout que « Twin Peaks » n’avait pas : Internet, c’est-à-dire « Lostpedia » et « Dark UFO ». « Twin Peaks » avait fait l’expérience cruelle de la série télévisée avant Internet : malgré le magnétoscope, et donc les visions réitérées de chaque épisode avant l’épisode suivant, la plupart des spectateurs ne pigeait plus rien au bout de trois semaines. Entre deux « Lost », par contre, ceux-ci vont sur Internet et révisent, intégrant toutes sortes de subtilités scénaristiques et d’allusions symboliques que, du coup, les auteurs de la série n’ont plus besoin de souligner. Et le résultat, c’est la conclusion invraisemblable de la 5e et avant-dernière saison. En un seul plan – le cadavre de Locke déposé sur la plage alors qu’un autre Locke entre dans le pied de la statue pour faire tuer Jacob – on recoupe implicitement mille et un fils narratifs épars à l’instant même où on se confronte la plus désarmante des révélations jusque là. C’est la présence d’une dualité supra-humaine sur l’île : Jacob et son ennemi, la fumée noire, ayant maintenant pris les traits de Locke.

Les cinq premières saisons étaient un récit que Jacob tissait sur une grande tapisserie, et dans lequel son ennemi cherchait une faille, dans l’objectif de détruire ce récit et se débarrasser de Jacob. Mais c’était sans compter le projet parallèle de Jack alors déplacé par les sautes de l’île au milieu des années 70, décidant d’abolir le futur de celle-ci et donc toute la séquence temporelle impliquant leur naufrage en y faisant exploser une bombe H. Quel renversement symbolique : Le héros est devenu terroriste ! Il décide de se faire exploser, et avec lui une bonne centaine de civils, pour obtenir une vie meilleure ! Et là, surprise, au lieu d’abolir son propre futur, le geste kamikaze de Jack le dédouble. La saison 6 démarre dans deux temporalités parallèles : le temps de l’île, où, désormais, tout est triste et mortifère ; et un autre espace-temps où l’île est engloutie, et où la vie des personnages se déroule comme si celle-ci n’avait jamais existé. C’est là où nous en sommes actuellement (au moment où j’écris, seuls cinq des 18 épisodes de la dernière saison ont été diffusés). Ce que nous découvrons, c’est que cette deuxième vie est susceptible d’évolution positive : Kate réussit à se débarrasser de son permanent sentiment victimaire ; Locke rencontre des personnes qui tiennent vraiment à l’aider ; Jack réussit à créer une relation de confiance avec son fils pianiste, un fils sorti comme par un coup de baguette magique ! Tout est renversé : jadis, la vie sur le continent était une vallée de larmes, et celle sur l’île une aventure de chaque instant. Désormais, c’est leur vie sur l’île qui accumule les signes de mort et de pourrissement.

Que faut-il attendre de cette dernière saison ? Certainement un point de vue encore plus extrême sur le sens de la vie et sur les sacrifices qu’il est nécessaire de faire pour l’accomplir. En témoigne le premier livre apparu dans le pilote de celle-ci : « Crainte et tremblement » de Kierkegaard. Les livres en gros plan ont toujours eu une importance cruciale pour comprendre ce qui était en jeu dans chaque saison : « Le tour d’écrou » de Henry James dans le 2nde ; « Catch-22 » de Joseph Heller dans la 3e ; « Siva » de Philip K. Dick dans la 4e ; enfin, carrément « Ulysse » de Joyce dans la 5e ! La saison 6 est celle de la délivrance, et pourtant, dès son commencement, elle marque tous les signes de la passion destructrice. Des affects d’une rare violence atteignent les personnages, plus détruits que jamais : il est difficile d’imaginer que tout ceci puisse se terminer autrement que dans un bain de sang… Locke est mort mais ses émotions les plus négatives lui survivent, accrochées à cette fumée qui a pris son appareil psychique en mêmes temps que ses traits. Sawyer ne se connaît plus d’autre ami que le whisky et les Stooges. Enfin Jack comprend qu’il a été manipulé depuis le début pour exécuter une tâche qui a nécessité la mort de centaines de personnes et dont il n’arrive toujours pas à comprendre le sens…

Et pourtant nos héros ont été inscrits comme « candidats » par Jacob à sa succession. Pourquoi a-t-il choisi ces personnages-là et pas les autres ? Qu’ont-ils de si « spéciaux » quand ce sont ce qu’on appelle généralement des ratés ? Est-ce justement parce qu’ils n’ont pas réussi leurs vies qu’ils contiennent encore les virtualités nécessaires à leur qualification ? Celles requises pour être un « nouveau Jacob », protégeant l’île du monde extérieur ? Et pourquoi son ennemi essaie-t-il de les convaincre de la vacuité de cette tâche ? Quel parti prendront les différents héros ? Quelle tournure prendra la reconnexion de ceux-ci dans leur deuxième vie, leur propension à sans cesse se recroiser et à s’influencer les uns les autres ? Quelles seront les liens entre ces deux vies parallèles ? L’une d’entre elles finira-t-elle par abolir l’autre ? Pour finir, y a-t-il une volonté supérieure à celles de Jacob et de son ennemi ? La dernière instance métaphysique sur l’île est-elle cette dualité supra-humaine ? Ou dépendent-ils tous deux d’un principe supérieur qui les dépasse ? « Lost » est-elle une série dualiste, impliquant deux forces opposées, se dépliant dans toutes les formes, par syzygies ? Ou traditionnelle, fonctionnant par dépassements successifs de dualités ?

Que fait le spectateur pendant ce temps-là ? Il travaille. Regarder, ce n’est pas rien faire, c’est rendre possible l’expérience de la fiction. Le rôle du spectateur était dessiné dès la saison 2, avec la projection des films d’orientation de la Dharma. On voyait Locke et Jack observant les films, et Locke disant à Jack : « On doit revoir ça une deuxième fois. » Nous savons désormais que les personnages étaient impliqués personnellement, sans le savoir, dans l’histoire de la Dharma. Ce que posait là la série, c’était non seulement la nécessité de revoir les épisodes plusieurs fois, mais encore la non-séparation du spectateur et du spectacle. Et c’est bien le pari ultime de « Lost » : le saut illuminatif du spectateur et sa délivrance.