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Les chiottes du pouvoir
Paru en 2016

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook publié le 25 janvier 2016


Cité(s) également : plusDaniel Paul Schreber, Franz Kafka, Manuel Valls, menu_mondes.pngPhilip K. Dickmenu_mondes.png, Rainer Werner Fassbinder




Les relations entre le terrorisme et le pouvoir sont aussi difficiles à démêler que celles qui unissent le démiurge et le diable. Le démiurge est imbuvable, mais dès que le diable entre en scène, il nous semble tout de suite préférable: un vrai gentleman. Il est injuste, mais face à la folie du diable, son injustice est un facteur de stabilité. Il est stupide, mais face à la violence du diable, sa stupidité est rassurante. Il est méchant, mais face à la perversité du diable, sa méchanceté est prévisible et donc préférable. Il finit toujours par nous tuer, mais pas tout de suite, et il nous laisse croire que les plus obéissants seront épargnés. Le démiurge est familier. Le pouvoir, c’est pareil: on nait tous dedans. On y survit mal, on s’y perpétue pire encore, mais il est familier. Ce sont les gnostiques qui ont raison: le démiurge et le diable sont les deux côtés d’un même problème. Le diable déteste le démiurge, c’est entendu, mais ce dernier en a moins horreur que besoin, comme son plus efficace agent de contre-publicité: il n’y a rien de mieux qu’un ennemi menaçant pour clouer le bec de ses détracteurs et faire revenir, honteuses et soumises, toutes ses brebis égarées. Le pouvoir engendre le terrorisme qui le légitime aux yeux de leurs communes cibles. Le terrorisme justifie le pouvoir qui le sacralise en retour. Et nous, on est au milieu: entre l’éleveur qui nous nourrit jusqu’au moment où il va nous saigner, et le voleur de brebis, de l’autre côté de la barrière, avec son couteau lui aussi, face à qui l’éleveur prétend vouloir nous protéger. Sur le terrorisme, on n’a jamais fait mieux que Fassbinder en 1979 ouvrant "La Troisième génération" par un commissaire et un industriel discutant en haut d’une tour dans le brouillard sonore de tout un tas de bandes audio superposées (musiques, dialogues de film, radio, drones): "J’ai fait un rêve marrant, dit le commissaire. J’ai rêvé que le capitalisme avait inventé le terrorisme pour que l’Etat le protège davantage."

Si le terrorisme est le rêve du pouvoir, alors l’état d’urgence est le rêve de ce rêve. Autant dire les chiottes du pouvoir. Là où il fait sous lui, sans aucune limite, sans aucune contrainte, pris d’une incroyable diarrhée policière qui passe par des interdictions de manifestations, des assignations à résidence et des perquisitions à domicile dans une incessante prolifération donnant l’impression que l’Etat ne peut plus rien faire d’autre que de nous chier à la gueule des pyramides de merde. Quand Manuel Valls dit que l’état d’urgence sera maintenu "jusqu’à ce que nous nous soyons débarrassés de l’Etat islamique", c’est un peu comme s’il nous disait qu’il avait privatisé les chiottes d’un restaurant jusqu’à ce que celui-ci ne fasse plus rien à manger.

"Il y a pour les hommes deux péchés capitaux, d’où découlent tous les autres, écrit Kafka : l’impatience et la paresse. L’impatience les a fait chasser du Paradis, la paresse empêche qu’ils reviennent. Mais peut-être n’y a-t-il qu’un péché capital : l’impatience. L’impatience les a fait chasser, l’impatience empêche qu’ils reviennent." Un ami m’a dit : "On devrait écrire sur les murs la phrase de Philip K. Dick : L’Empire n’a jamais pris fin. Ca devrait être notre slogan." Oui, et on devrait aussi écrire, retraduite, la phrase de Kafka : "Il n’y a qu’un seul péché capital : l’urgence." La notion même d’urgence montre que l’Etat ne sait plus ce qu’il fait. Un peu comme le dieu du Président Schreber qui, non content d’avoir exterminé par erreur la totalité de l’humanité en essayant de se défaire de son attraction sexuelle trop grande pour le visionnaire, a entouré ce dernier d’une humanité de rechange faite rapidement avec les nerfs des anciens morts : les Hommes bâclés à la 6-4-2. L’homme de pouvoir est comme le dieu schizophrène de Schreber: impuissant à nous prouver son amour, après nous avoir psychiquement épuisé comme un mari abusif et jaloux, il nous séquestre dans son petit dispositif de surveillance minable. Et ce petit dispositif, il l’appelle l’urgence. "Message urgent: je t’aime !" pourrait être le slogan perpétuel des hommes de pouvoir. On ne devrait pas parler d’urgence, mais d’Etat bâclé à la 6-4-2.

De même qu’on ne lutte pas contre un amoureux éperdu en lui répondant qu’on ne l’aime pas mais en cessant de lui écrire, on ne lutte pas contre les hommes de pouvoir en faisant de la politique contre eux, mais en faisant quelque chose qu’ils sont incapables d’utiliser dans leur lutte sempiternelle pour exister. On ne répond pas à l’urgence par une autre urgence, ni par un ralentissement, mais par le pas de côté qui instaure un autre rythme et nous permet une autre mélodie sur lequel chanter notre chanson. Notre seule arme est le Temps. Notre pas de côté, ce sera de ne plus rien faire dans l’urgence. Prendre notre temps pour tout, et même pour ne pas répondre. Apprendre à respirer, apprendre à vivre, apprendre à écouter et sourire. Apprendre à se taire quand on nous demande de répondre et à parler quand on ne nous demande rien. Apprendre à donner parce qu’il n’y a plus de greniers dans lesquels amasser quoi que ce soit. Et apprendre à recevoir parce que chaque cadeau que l’on nous fait est également la forme cryptée d’une mission. Devenir gnostiques, enfin: c’est-à-dire opposés au pouvoir qu’on tente d’exercer sur nous comme à celui que l’on est susceptible d'avoir sur les autres. Et proscrire définitivement "urgent" de notre vocabulaire, parce qu’il n’y a aucune "urgence" qui tienne; parce qu’il n’y a vraiment jamais rien d’"urgent".