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Loser Yoga
Paru en 2016

Contexte de parution : Facebook

Présentation :

Post Facebook du lundi 12 décembre 2016.


Cité(s) également : plusAlain Duhamel, Alain Juppé, Arnaud Leparmentier, Donald Trump, Fiery Furnaces, François Fillon, Jean-Michel Apathie, menu_mondes.pngPhilip K. Dickmenu_mondes.png




L’antéchrist ressemble à un beauf coincé. C’est le sentiment qui m’est apparu lors du triomphe cosmique de François "66, 6%" Fillon, ce double – plus nixonien encore que tatchérien – du président apocalyptique Ferris F. Frémont dans les romans de Philip K. Dick. Le diable ne viendra pas à nous avec les attitudes séductrices du jeune homme androgyne ou de l’ange déchu, mais avec les costumes mal coupés du patron d’entreprise bougon et radoteur.

La logique à l’œuvre est si tordue qu’elle rendrait presque admiratif : les médias ont appelé en masse à voter Juppé, les sondages n’ont pas cessé de dire que Juppé l’emporterait, les citoyens "de gauche" se sont inscrits pour aller voter Juppé, ils ont avalé couleuvre sur couleuvre mais ils n’ont même pas pu obtenir les bénéfices de la digestion : ils ont dû tout vomir le soir même. Tout d’abord, il y a une évidence qui vaut désormais pour loi, au moins depuis le référendum européen de 2005 : plus les médias demandent une chose, plus ils insistent en nous montrant une crotte tout en la décrivant comme un diamant, et plus les lecteurs ou les spectateurs font le contraire. Les médias flottent désormais en apesanteur dans un domaine nouveau, comparable au dépassement d’une ultime frontière : ils ne représentent plus qu’eux-mêmes et se racontent entre eux la chimère à laquelle ils aimeraient croire. Les éditocrates sont nos nouveaux fous littéraires. Il faudrait étudier Alain Duhamel, Arnaud Leparmentier ou Jean-Michel Apathie comme des astronautes ayant atterri sur une planète inconnue, où l’hallucination est susceptible de promotion sociale, où la débilité mentale est une ligne essentielle à ajouter sur son CV. Ils ne peuvent pas ne pas se tromper.

Mais ils ne sont pas les seuls à ne jamais pouvoir faire autre chose que se tromper. Nous non plus, nous n’avons aucune chance de nous en sortir. Pour éviter une saloperie, il faut toujours en passer par une saloperie pire encore. La victoire de Fillon aux primaires est une sorte de version yéyé de la victoire de Trump aux élections américaines : la version "chaussettes noires". Les Américains ont essuyé les plâtres des nouvelles modalités pataphysiques à l’œuvre dans la politique occidentale. En gros sa formule est la suivante : Tu veux éviter l’oligarchie pourrie et tu te chopes le crétinisme fascistoïde. Tu veux éviter la faiseuse de guerre milliardaire qui rigole devant les images d’un homme qui meure, et tu chopes le super-Ubu qui peut déclencher une guerre nucléaire avec la Chine. Tu veux éviter le "système" et tu chopes le "supersystème". Entre la peste et le choléra, par principe, l’un des deux sera choisi, et si on n’en choisit aucun, l’un des deux l’emportera quand même. On ne peut pas gagner.

Mais le président lui-même ne peut pas gagner. Ce que l’homme politique veut lorsqu’il atteint les plus hautes responsabilités est impossible à obtenir, et si jamais il l’obtenait, il serait encore en manque. Tous les hommes politiques sont de grands malades. Ils sont déçus quand ils ont perdu, mais une fois que leurs adversaires ont perdu, ils n’ont pas gagné pour autant. L’assouvissement est impossible. La réussite individuelle vide toujours plus qu’elle ne remplit. Il est structurellement impossible que Trump puisse obtenir une satisfaction quelconque à l’issue de son mandat – comme n’importe qui d’autre, d’ailleurs. Le rêve américain est le petit nom du cauchemar : Make Horror Movies Great Again.

Les hommes politiques ne peuvent pas gagner. Les citoyens ne peuvent pas gagner. Et, si personne ne peut gagner, il ne nous reste alors qu'une chose à faire : changer le sens de l’échec. Si l’échec est la règle, il ne faut pas le fuir mais l’utiliser comme un outil de purification. Dans le tantrisme, on utilise les instruments mêmes de la destruction pour en faire les vecteurs de la délivrance. Nous ne sommes pas dans un monde qui se dissout dans les excès et les orgies, mais qui meurt de son sentiment systématique d’échec et d’une pandémie de solitude impossible à enrayer. Le diable ressemble à un jeune homme boudeur, qui s’ennuie et se branle dans sa chambre. Et son vieil ennemi, le démiurge, ne vaut pas mieux : c’est un vieux boss corrompu qui saute ses secrétaires dans la salle des photocopieuses. Ils ne peuvent pas gagner.

Si personne, pas même le démiurge ni le diable, ne peut gagner, il faut changer le sens de l’échec. Il faut inventer un usage de l’échec comme voie d’union à la véritable divinité. Ce serait beau comme un chant de défaite, beau comme un Loser Yoga. Ca me rappelle une chanson des Fiery Furnaces, "1917", qui s’achevait par le refrain obsédant : "So I ask Dad : why can’t we ever win, ever win once ?" Il faudrait répondre : Nous avons perdu parce que, au fond, nous voulions perdre, et nous voulons perdre parce que nous voulons nous perdre, et nous voulons nous perdre parce que nous voulons nous métamorphoser. Ce monde ne court plus à sa perte, ce monde est perdu. La fin du monde a eu lieu. Mais nous ne sommes pas obligés de vivre celle-ci comme un échec, nous pouvons la vivre comme une épreuve purificatrice : de défaite en défaite jusqu’à l’illumination. L’échec n’est pas là pour que nous renoncions à agir, mais pour que nous renoncions à attendre un fruit matériel de notre action. Seule l’action généreuse, c’est-à-dire indifférente aux notions de réussite ou d’échec, est susceptible de nous libérer. Perdre avec grâce jusqu’à ce que plus personne n’évalue nos actions sous l’angle de la réussite ou de l’échec ; échouer généreusement jusqu’à ce que l’échec lui-même ne puisse plus gagner.