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En une dizaine d’années, la France est devenue pire que les Etats-Unis. Pour leur prochaine élection, les Américains ont le choix entre la théocratie (Ted Cruz), le fascisme (Donald Trump), l’oligarchie (Hilary Clinton) et la démocratie (Bernie Sanders). En France, on n’a jamais le choix qu’entre l’oligarchie et le fascisme, et ces deux entités sont devenues extrêmement poreuses. En tant que représentant de l’oligarchie, Jean-Vincent Placé est totalement nul, mais ça n’a aucune importance. Ce qui est important, c’est qu’il occupe une place pour que rien d’autre ne puisse émerger. Il porte la malédiction dans son propre nom : Placé n’est pas un homme, c’est le remplissage d’une chaise ou d’un bureau.

« Tout acte de Dieu lorsqu’il est à la place qui lui a été assignée dans la création, est bon ; mais s’il change et quitte sa place, il est mauvais. » écrit Joseph Gikatilla. Il faudrait réparer le monde politique comme un kabbaliste travaille à réparer les vases brisés de la création. La plupart des hommes politiques actuels seraient d’excellents caissiers de supermarché ou de merveilleux vendeurs d’aspirateur. Le seul drame, c’est qu’ils occupent une fonction qui ne peut les rendre que mauvais : mauvais dans leur fonction et, partant : mauvais en tant qu’hommes. Placé aurait pu faire greffier, portier ou quincailler. Mais il a été encouragé sans cesse dans sa quête de pouvoir pour sa médiocrité, sa vulgarité et son cynisme. Jean-Vincent Placé est d’une notoire nullité dans son expression, son éducation bourgeoise ne se révèle que dans des goûts de luxe tapageur comme son attachement aux causes qu’il prétend défendre par sa désinvolture à les abandonner, et ce n’est pas malgré cette médiocrité, cette vulgarité et ce cynisme qu’il a pu se hisser au rôle de secrétaire d’état, c’est grâce à eux. Il épiphanise à lui seul le caractère indétrônable de ce qui cloche dans la politique actuelle.

« Je n’ai pas le culte de la politique « autrement » » écrit Jean-Vincent Placé dans son livre Pourquoi pas moi. Ce que les journalistes les plus étroits, du genre de Ghislaine Ottenheimer, appellent un « homme politique intelligent » (ONPC, 13 juin 2015), c’est le mouton le plus bêlant. Ce n’est pas l’homme sans qualités, c’est l’homme non-qualifié. C’est celui qui trouve la pourriture actuelle formidable et tient à ce que surtout rien ne change jamais. Rien à part une chose : la place qu’il peut obtenir. Sa seule politique, c’est la politique de la place à prendre. C’est là où le mouton montre les dents. C’est là où il ne sourit plus.

Le 12 juin 2010, Ruquier accueille Jean-Vincent Placé dans On n’est pas couché : « On ne vous connaissait pas, dit l’animateur, et là, les six derniers mois, vous avez tout fait pour vous faire remarquer ». Placé ne revient pas de loin mais il est déjà là depuis longtemps : comme beaucoup de ses confrères, il n’a fait que de la politique depuis la fin de ses études, c’est-à-dire depuis presque vingt ans. Radical de gauche en 1992, il est conseiller municipal d’opposition à Caen de 1995 à 2001. Il s’installe ensuite à Paris et adhère aux Verts. Il est membre du secrétariat exécutif d’Ile-de-France de 2002 à 2004, puis un des négociateurs de l’accord régional Verts-PS. Il se fait élire en tête de liste parisienne aux régionales de 2004, puis à la présidence du groupe au conseil régional d’Ile-de-France. Son peu d’intérêt pour les questions écologiques frappe d’emblée mais ne change strictement rien à son ascension qui ne tient qu’à une succession de deals. « Le président du groupe écolo au Sénat a toujours pensé que la vie n’était qu’un grand deal, en politique comme ailleurs : « Tu me cases ce gars dans ta mairie, ça m’arrange bien, et moi je trouve un petit job tranquille à la nièce de ton pote au Conseil régional ; tu votes mon amendement je vote le tien. » » (Le Canard Enchaîné, 06/11/2013) Sa première grosse émission est un jeu de dupes. Dany Cohn-Bendit vient de le traiter de crétin parce qu’il a critiqué la candidature de Eva Joly à la présidentielle de 2012. Eric Zemmour analyse son engueulade avec Cohn-Bendit comme un conflit profond entre plusieurs tendances irréconciliables de son parti maquillé en affaire de com. C’est évidemment le contraire qui est vrai : c’est une affaire de com maquillée en conflit profond. Pendant ce temps, Placé continue à manœuvrer pour son avenir professionnel : « Il deal, il arrose à coup de déjeuners, de dîners, de placements de ses potes… Il ne croit qu’au rapport de force, l’écologie il s’en tape ! » (Le Point, 15/07/2010) A partir de ça, on ne voit plus que lui. Et quand on ne le voit pas assez, il sort un livre pour se faire inviter.

Dans L’Abécédaire, Gilles Deleuze voyait comme une défaite de sa génération le fait que les journalistes aient réussi à occuper la forme « livre ». On peut dire que toute l’aventure dite des « nouveaux philosophes » s’y inscrit : des journalistes fort médiocres (Biyatch Hell, Bruckner, Finkielkraut, Glucksmann) publient leurs éditoriaux rallongés dans des espèces d’essais, de sorte, non à transformer les esprits (personne ne les lit et ça n’a aucune importance) mais à occuper le terrain pour empêcher quoi que ce soit d’autre d’apparaître. Depuis dix ans, ce sont les politiques qui s’y sont mis. Les politiques font des livres pour avoir une excuse pour passer à la télévision. Rien que leurs titres sont accablants : Et si on parlait de vous ? par Valérie Pécresse ; Une autre vérité, la mienne par Patrick Balkany ; Le mieux est l’ami du bien par Frédéric Lefebvre ; Nous avons changé de monde par Nathalie Kosciusko-Morizet…

Leurs fichus livres, ils n’en vendent pas un, mais ça n’a aucune importance. Ils n’ont pas été écrits et ne sont pas faits pour être lu, mais servent à occuper le terrain de l’actualité. De la sorte, ils empêchent non seulement toute pensée d’émerger (comme les journalistes cités précédemment) mais même tout journalisme ! Celui de Jean-Vincent Placé ne fait pas exception : 336 exemplaires vendus mais des plombes de passages TV.

En août 2015, il annonce sur Europe 1 son départ d’EELV et participe à la création de l’Union des démocrates et écologiques, qui sera renommée quelques jours plus tard Ecologistes ! C’est le moyen simple par lequel il parvient à être nommé secrétaire d’Etat lors du remaniement de février 2016. « Jean-Vincent Placé ne s’en est jamais caché : il est entré en politique pour exercer des responsabilités. Depuis bientôt quatre ans, le sénateur de l’Essonne tapait à la porte du gouvernement, au risque de susciter les moqueries. Son vœu a été enfin exaucé, jeudi 11 février : il vient d’être nommé secrétaire d’Etat auprès du premier ministre, chargé de la réforme de l’Etat et de la simplification. » (Le Monde, 11/02/2016)

C’est une chose bien laide que de former un gouvernement de futurs traîtres à leurs électeurs. C’en est une autre, peut-être plus laide encore, que de récompenser des traîtres notoires en les faisant entrer dans un gouvernement. Sarkozy l’a fait avec Eric Besson ; Hollande avec Jean-Vincent Placé. Encore une fois : Médiocrité + vulgarité + cynisme = ascension. Jean-Vincent Placé est à la politique ce que Christine Angot est à la littérature : la récompense de la nullité agressive ; la promotion du narcissisme délirant et l’intensification de la guerre de chacun contre tous. Pourquoi pas moi ? vaut Pourquoi le Brésil ? Le récit par Placé de son aventure avec Cécile Duflot est analogue aux « indiscrétions » et aux « bruits de couloir » qui plaisent tant chez les ténors de la littérature contemporaine. Il a mis le même soin à la rédiger : « J’avoue que ces cinq lignes ont dû me prendre deux heures… » Oh, well.

On connaît la phrase fameuse de 2014 par laquelle Placé s’est démarqué du groupe politique qu’il avait provisoirement noyauté : « On est en train de devenir le parti des Roms et de la Palestine. » Les Palestiniens sont les victimes d’un apartheid et d’une occupation militaire qui semble ne jamais prendre fin. Les Roms sont les bouc émissaires de toute la classe politique européenne à chaque fois qu’il s’agit de faire regarder les peuples dans une autre direction que le désastre économique dans lequel les décisions de l’oligarchie industrielle et financière les entraine. L’obscénité d’une telle réplique semble totalement échapper à Placé, rapprochant celle-ci d’un « mot d’auteur » tiré d’un film français d’avant-guerre : un genre de réplique parfaite pour Pierre Larquey ou Noël Roquevert. Ce qui ennuie notre ambitieux, c’est qu’on lui fasse perdre inutilement du temps à défendre des victimes, au lieu de l’aider à obtenir du pouvoir.

De Napoléon à Sarkozy, la constante de notre triste monde est de trouver fort admirable l’ambition personnelle quand bien même celle-ci s’avérerait collectivement catastrophique. Cette célébration des passions individuelles est inscrite dans la logique du libéralisme. Depuis Mandeville, le libéralisme ne peut exister que dans l’idée d’une promotion des vices privés pour le bien public et, corrélativement, d’un encouragement à l’intensification du Moi des « grands hommes » au détriment de leur Soi – le contraire parfait du logion 81 de L’Evangile selon Thomas : « Celui qui a la puissance, qu’il renonce. » Il était donc prévisible qu’à la fin d’un cycle amorcé entre le XVIe et le XVIIIe siècle cette idéologie ne fonctionne plus comme système économique mais continue à perdurer comme morale. Tout le monde sait que le système capitaliste mène le monde à la ruine, que le désastre écologique menace la planète, que la politique étrangère agressive transforme l’ensemble de l’humanité en un brasier ardent, mais sa « morale », la morale de l’égoïsme récompensé, perdure. Le capitalisme est comme le chat de Chester : il a perdu toute crédibilité mais il nous a laissé son sourire. Ce qui pouvait apparaître comme un cynisme pragmatique est devenue une religion maladive. Et les tortionnaires de notre Château de Silling ont la puérilité des personnages de South Park. Il suffit de voir Jean-Vincent Placé se casser dans le Supplément de Canal + du 13 avril 2014 où Maïtena Biraben lui rappelle ses contraventions non payées. « Nan nan nan. Vous me faites chier, je vais me tirer. Je trouve ça lamentable. Je me tire, vous me faites chier. Nan nan nan. » C’est Eric Cartman. Placé joue Cartman et son « Screw you guys, I’m going home ». Comme Sade, comme South Park, c’est à la fois atroce et irrésistible. Et c’est bien pour ça que ce n’est pas facile à interrompre.

Parce qu’il y a évidemment quelque chose de tristement comique dans l’éternel déballage d’absurdités de la « section divertissement du monde industriel et financier » comme Zappa appelait la classe politique. Il y a quelque chose de tragiquement drôle dans le désastre qu’ils nous imposent : non pas la Joy in Repetition de Prince mais une sorte de jubilation dans le piétinement qui nous rappelle sans cesse le problème insoluble par lequel tient le pouvoir : les décisions principales relevant toutes d’une oligarchie économique devenue cliniquement folle depuis qu’elle a perdu toute efficacité et qui maintient ses privilèges en affamant les peuples du monde, nous ne pouvons plus être politiquement représentés que par des hommes infiniment médiocres. Peu de gens sont dupes de l’extrême nullité de leurs représentants, mais ils ne pourraient les remplacer qu’en devenant eux-mêmes médiocres, vulgaires et cyniques, car seule l’assurance de leur médiocrité, de leur vulgarité et de leur cynisme pourraient être l’objet d’une promotion professionnelle de la part de cette oligarchie.

Et c’est tout le problème de la politique actuelle qui pourrait avoir la beauté paradoxale d’une sentence taoïste : ceux qui peuvent ne gouvernent pas ; ceux qui gouvernent ne peuvent pas.

Nous vivons dans un monde dont les hiérarchies sont inversées. Et il ne peut peut-être pas en être autrement tant que le cycle ne sera pas arrivé à terme. Il faut peut-être se résoudre à ce que la nullité la plus totale parvienne à son acmé pour qu’on en finisse absolument – dans la catastrophe et le chaos – avant le recommencement. Et c’est pourquoi, pour que le fond des enfers soit atteint, il faut peut-être s’attendre à ce que Jean-Vincent Placé devienne président. Il faut remplir la chaise du pouvoir jusqu’à ce qu’elle craque.