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La première saison de True Detective a été diffusée à partir de janvier 2014 sur HBO. Elle était intégralement écrite par Nic Pizzolatto et réalisée par Cary Fukunaga. Pizzolatto a également intégralement écrit la deuxième saison (avec l’aide de Scott Lasser sur deux épisodes, « Down Will Come » et « Church In Ruins ») mais celle-ci a été réalisée par une tripotée de réalisateurs différents : Justin Lin, Janus Metz, Jeremy Podeswa, John Crowley, Miguel Sapochnik, Dan Attias…. Les deux saisons racontent, a priori, une histoire complètement différente. Né en 1975 à la Nouvelle Orléans, Nic Pizzolatto avait précédemment écrit un roman très remarqué, Galveston, qui suivait l’itinéraire d’un voyou en cavale avec une prostituée et sa fille – et jouait également avec deux lignes temporelles différentes finissant par se fondre en une et une atmosphère lourde et désespérée de polar du Sud. La première saison de True Detective a marché du feu de Dieu et fait de Nic Pizzolatto une star très attendue au tournant, d’où la colère et la rage quand la deuxième saison n’a pas entièrement convaincu fans et journalistes – pour des raisons que nous tenterons d’interpréter (mais disons tout de suite que les arguments du type « Vince Vaughn ne joue pas bien » ne nous convainquent pas du tout, il joue très bien d’ailleurs, de façon très stylisée, même si sa stylisation est différente de celle de Matthew MacConaughey).

Dans les premières minutes de la première saison de True Detective, Dora Lange, une jeune fille, est retrouvée assassinée, ligotée contre un arbre, nue, accroupie, avec des bois de cerfs attachés à sa tête et une spirale tatouée sur l’épaule. Cette ouverture fascinante a ouvert une sorte de vortex esthétique où les spectateurs se sont engouffrés – provoquant un étrange effet « Qui a tué Laura Palmer ? » que pourtant ne viendra pas confirmer la suite de la série – qui se concentrera bien davantage sur les enquêteurs que sur le mystère de la victime, ou même de son assassin.

Deux flics enquêtent : Rust Cohle (Matthew MacConaughey) et Marty Hart (Woody Harrelson), mais très vite, en une poignée de séquences, l’enquête se met à mêler plusieurs couches temporelles et plusieurs investigations : l’enquête originelle de 1995 (l’affaire Dora Lange) ; un deuxième épisode centré sur leur brouille en 2002 ; enfin une enquête sur la personnalité de Cohle en 2010 par deux autres agents, Thomas Papania (Tory Kittles) et Maynard Gilbough (Michael Potts).

Mais aussi bien le sujet se perd. On ne sait plus si True Detective est :
– Une enquête policière sur les meurtres rituels avec implication satanique et les réseaux pédophiles,
– Une enquête psychologique sur les vies complexes des policiers attachés aux affaires criminelles (la partie « vie personnelle pourrie des flics » est à la fois ce qui a fait l’immense succès de la première saison et le désamour patent de la deuxième, et tout cela tiendrait a priori à la différence de charme immédiat dégagé visiblement par Woody Harrelson et Matthew MacConaughey et celles de Colin Farrell, Vince Vaughn, Rachel MacAdams et Taylor Kitsch – vous avez compris, je ne pense pas exactement la même chose, mais ça doit certainement être pris en compte quand même),
– Une enquête philosophique pessimiste sur la nature du Temps, de la pensée, de l’univers – rapprochant True Detective de Lovecraft, de Edgar Allan Poe et de Thomas Ligotti.
– Une enquête esthétique sur le « genre » policier-fantastique – avec son titre inspiré du magazine de faits divers et nouvelles noires, et sa nature de série « anthologie » qui vient de la radio, que True Detective partage désormais avec la série Fargo, après avoir été remise en scène dans ce nouveau format – chaque saison racontant un récit autonome – par American Horror Story en 2011.
– Enfin : tout autre chose.
(Vous avez deviné, je pense que c’est surtout tout autre chose, mais les cinq ne s’excluent pas)

Dans le premier épisode, une scène dans une église avec un prêtre joué par Clark Peters (le grand interprète de Lester Freamon dans The Wire), évoquant les chats tués et cloués aux portes, rappelait presque directement un fait divers particulièrement atroce : les crimes sataniques de l’église Hosanna de Ponchatoula en Louisane entre 1999 et 2003, découvert en 2005 quand lorsque l’un des deux pasteurs, Louis Lamonica junior, alla « confesser » ses crimes à la police de Livingstone… Avec son complice, le pasteur « pour enfants » Austin Trey Bernard, ils avaient violé une vingtaine de mineurs, parmi lesquels les deux fils du pasteur Lamonica et la fille de Bernard (âgée de deux ans), accompagnant ces viols de sacrifices de chats et d’invocations au diable.

Pendant ces viols rituels, les membres de l’église avaient l’impression de voir leur corps changer. Le pasteur explique que des poils d’animaux poussaient sur son corps, et son visage se déformait sous l’action des démons : il se transformait en animal. Cette histoire en arrière-plan de True Detective rappelle l’histoire de l’ex-abbé Boullan, et son « Œuvre de Réparation » en compagnie de Adèle Chevalier, en arrière-plan de Là-bas de Joris Karl Huysmans. Moins violente et plus comique, l’œuvre de Réparation de Boullan et Chevalier comprenait l’ingurgitation d’hosties trempées dans la pisse ou les maladies de ses ouailles soignées avec des emplâtres pleines de ses excréments mais surtout de grandes partouzes chrétiennes, suivant l’idée que « la chute édénale s’étant effectuée par un acte d’amour coupable, c’est par des actes d'amour religieusement accomplis que peut et doit s’opérer la Rédemption de l’Humanité » (c’est incroyable que l’histoire de Boullan n’ait jamais été adaptée en film ou en série ; on imagine ce que ça pourrait donner avec Shia LaBoeuf dans le rôle de Boullan et Mia Goth dans celui d’Adèle Chevalier, ce serait tout simplement fantastique). Dans True Detective, le récit dépasse le cadre du fait divers en impliquant, en arrière-plan, la famille Tuttle, qui traverse tout Erath à travers les nombreux enfants illégitimes du patriarche : Sam Tuttle, shérif de Vermillion Parish, père du révérend Billy Lee Tuttle, oncle du gouverneur Eddie Tuttle, et grand-père illégitime des Childress.

Mais c’est aussi l’idée d’une contre-tradition liée au Courir de Mardi Gras, une tradition carnavalesque encore présente dans la culture cajun de la Louisiane (on la retrouve par exemple dans Treme de David Simon, cette autre série de HBO où joue le cher Clark Peters). Dans le Courir de Mardi Gras, des hommes sur des chevaux portant des masques passent de maison en maison faisant semblant de fouetter les habitants et chantant une « chanson de quémande » : La chanson de Mardi Gras.


Le Mardi Gras vient de tout partout, tout le tour du moyeu
Vient une fois par an pour demander la charité
Une vieille patate, une patate et des gratons

Les habitants répondent à cette chanson en servant aux chevaliers le fameux Gumbo, épais ragoût aux crevettes ou au poulet, plein de céleri, de poivrons, d’oignons et de tomates, à quoi on ajoute le « roux » (farine et matières grasses) inspiré à la fois par la cuisine africaine et par la bouillabaisse française… Dans True Detective, cette image s’est transformée en une image d’horreur : cinq hommes sur des chevaux, portant des masques d’animaux et violant de jeunes enfants.

La série laisse entrevoir un réseau pédophile sataniste organisé à travers des écoles supervisées par le révérend Billy Lee Tuttle à travers la Wellsprings Fondation. Les cornes de cerfs sur les jeunes filles renvoient au dieu-cerf Cernunnos – une image archaïque du Roi encore présente dans les fêtes de Carnaval qui s’ajoute à celle du Yellow King de Robert Chambers. Plusieurs éléments-clés du recueil de nouvelles de Robert Chambers ont été égrenés le long de la série : l’image du Yellow King (personnification d’une Mort toute-puissante, d’une Mort devenue Roi), les étoiles noires, le nom de Carcosa – que Chambers avait déjà emprunté à Ambrose Bierce.

Dans le recueil de Chambers, The Yellow King est un livre, plus exactement une pièce, que les personnages des nouvelles croisent à un moment et qui fait basculer leurs vies dans l’horreur. C’est une inspiration évidente du Necronomicon dans l’œuvre de Lovecraft. Dans True Detective, nous n’aurons pas un livre maudit – mais les éléments qui le composent sont déjà devenus une sorte de folklore inquiétant, une « religion sauvage », un culte de Louisiane. Que cette religion sauvage soit inspirée par un livre n’est évidemment pas fortuit. Rien n’est fortuit.

A aucun moment, nous ne pouvons intégralement identifier Erroll Childress au Yellow King, même s’il lui emprunte sa fonction. C’est plutôt que le Yellow King adoré initialement par la famille Tuttle a fini par prendre les traits de leur batard de deuxième génération à mesure que le culte a perdu de sa régularité. Le Yellow King est le dieu représenté par la statue en têtes de morts, en draps et en branches que l’on voit dans le labyrinthe de Childress. Et, à force de sacrifices, Childress doit devenir le Yellow King lui-même, comme Francis Dolarhyde doit devenir le Dragon Rouge dans le fameux roman de Thomas Harris.

Le nom de Carcosa a été inspiré à Vic Pizzolatto par Robert Chambers qui a été inspiré par Ambrose Bierce qui a été inspiré par le nom de Carcassonne, une des villes du Sud de la France où le catharisme fut le plus important. Si nous ne « voyons » pas vraiment le Yellow King, le Carcosa que nous découvrons à travers le personnage de Erroll Childress est probablement le véritable Carcosa de la série – celui dont parle encore Miss Dolores dans la transe et les tremblements : c’est un fort tombé en ruines, que Childress entretient à son étrange manière, mais d’où autrefois on voyait le temps être dévoré et montrer que « la mort n’était pas une fin ». L’événement décrit rappelle le Samain des Celtes, une fête d’ouverture du Temps vers l’Autre monde, une semaine au début du mois de novembre qui n’appartient pas à l’année mais se situe « hors du temps » où se mêlent hommes, dieux, vivants et morts. C’est la source des fêtes de la Toussaint, des fêtes des morts et de Halloween.

Mais dans True Detective, tout se brouille, tout est brouillé.

Même les lieux d’énonciation théoriques se brouillent : Samain se mêle à l’Eternel Retour – et l’Eternel Retour de Nietzsche à celui de Louis-Auguste Blanqui. Et une évocation du retour éternel du même par Réginald Ledoux est ensuite reprise à son compte par Cohle qui en développe les conséquences à Papania et Gilbough comme s’il était lui aussi un philosophe halluciné, un spécialiste ou exégète de L’Eternité par les astres répondant à une interview. En fait cette vision se voit « anagrammatisée » dans une conception de la vie ou du temps qui ne correspond pas seulement aux rituels du Yellow King mais aux cycles de la vie des agents : les mêmes causes engendrant les mêmes conséquences, dans un cycle de 7 ans (1995-2002), Rust préféra par deux fois sa solitude à des possibilités amoureuses qui se présentent à lui ; Marty vivra deux adultères ces mêmes années, deux ruptures avec sa femme Maggie, et deux « séquences » d’inquiétude vis-à-vis de sa fille ainée dans son rapport au sexe ou aux hommes. Les symboles royaux et mystiques (la couronne, la spirale) ou la séquence obsessionnelle du Courir du Mardi Gras se retrouvent à la fois dans le récit de l’enquête et dans la vie quotidienne des agents. On revoit cette mystérieuse saynète satanique furtivement chez Mme Lange, la mère de la victime (une photo, et ce sont cinq cavaliers masqués face à une fillette) ; mise en scène par la propre fille de Hart, Audrey (et ce sont cinq mecs violant ou sacrifiant une poupée Barbie) ; figurés par cinq cannettes de bière pendant le grand monologue de Rust aux deux enquêteurs sur l’éternel retour, enfin furtivement dans la vidéo du meurtre rituel de Marie Fontenot (et les hommes ont des masques d’animaux)… Ce que racontent ces occurrences peut simultanément « dire » qu’un complot plus vaste traverse la vie de Marty Hart, que sa fille Audrey a été victime du Yellow King, voire même que son beau-père fait partie de la « religion secrète » de la Louisiane. Cela peut aussi dire que l’archétype du Courir du Mardi Gras pourra se retrouver à la fois dans plein de niveaux de notre récit de vie. De même la couronne royale qui obsède les partisans du culte du Yellow King peut très bien se retrouver sur la tête de Audrey sans que ce soit un signe de la conspiration ; c’est plutôt alors un symbole du motif qui a été amené à sans cesse revenir dans la vie des agents… Un symbole du sempiternel revenir de l’indice royal… Les vies de Marty et de Rust sont des miroirs de leur propre enquête : ils sont les pièces d’un puzzle dont les thèmes sont à la fois le sacrifice et la royauté, la perte progressive du sens d’un culte et la réapparition d’un motif comme une étoile brillante dans un ciel qu’on pensait définitivement ténébreux. Le principe même du cercle fait que des mêmes motifs sont amenés à revenir dans plein de situations et surtout à plein d’échelles différentes. Ce qui fait de True Detective un récit « hologigogne », dont chaque détail comprend un détail qui comprend un détail qui comprend un détail qui reflète l’ensemble…

C’est pour cela que la structure même de True Detective est en quelque sorte le sujet de la série qui se retrouve donc reproduit dans sa structure même : le cercle vicieux. Et c’est pourquoi le spectateur doit se perdre dans un labyrinthe à la fois narratif et symbolique, un récit-labyrinthe dont le sujet est le labyrinthe dont les dimensions sont à la fois l’enquête, les personnages, la nature du Temps et le motif du labyrinthe lui-même : ces trois dimensions entrant en permanence en concurrence, et empêchant de véritablement « voir » True Detective. C’est comme si, à chaque fois qu’on se concentrait sur une des dimensions, on perdait systématiquement de vue les trois autres.

A la fin du premier épisode, Rust Cohle dit, excédé, aux deux agents qui l’interrogent : « Commencez par poser les bonnes questions ! » Mais cette phrase est elle-même un piège puisque c’est la série qui nous empêche de nous poser les bonnes questions en ouvrant parenthèse sur parenthèse.

Comme si la série racontait simultanément deux récits : un premier tel que les personnages le voient, le vivent ou veulent le vivre, et un second, perceptible à travers les détails, beaucoup plus fou et atroce, qui sont le récit que les spectateurs et les internautes sont amenés à se raconter, en replongeant dans Lovecraft, Chambers et Bierce et surtout en voyant – à la place de Marty Hart qui sans cesse ferme les yeux – Audrey, la fille de ce dernier, victime des mêmes abus que Marie Fontenot ou Cohle et Hart directement traqués par les adorateurs du Yellow King – Hart « recruté » par Beth, la jeune prostituée qu’il encourage à quitter le Ranch en 1995 et qui revient en 2002 faire bifurquer sa vie, casser son mariage de sorte à le rendre disponible à la quête de Carcosa… Tout le talent de Vic Pizzolato est dans cette façon henry-jamesienne de nous suggérer une autre histoire à l’intérieur de l’histoire, de mettre en place une intrigue suffisamment labyrinthique pour que nous la remplissions de nos propres peurs, obsessions, passions.

Le spectateur ne cesse de voir des signes qui sont là mais que les personnages ne regardent pas : une spirale sur le frigo de Hart, l’apparition de la criminelle Marshland Medea sur la photo de classe de l’école Light A Way, ou le petit diable sur la commode de Beth pendant qu’elle baise avec Marty. C’est alors « une seconde série, écrit Pierre Jouan, que ses créateurs n'ont sans doute pas anticipée, et qui appartient à ses spectateurs, une série qui parlerait de tout autre chose que ce qu'elle montre, et dont seuls quelques initiés auraient la clé. » Pierre Jouan a raison, mais malgré tout, j’ai du mal à croire qu’ils ne l’ont pas du tout anticipé ! Cette « seconde série » est plutôt l’hameçon par lequel nous sommes amenés au temple de Erroll Childress, dans la forme choisie de la contre-initiation… Mais voilà où la série est encore une fois un piège : c’est une contre-initiation ratée, inachevée.

Rust Cohle poursuit des signes depuis la découverte du corps de Dora Lange, et traverse la série observant des mouvements spiralés d’oiseaux dans le ciel, tombant sur des églises désaffectées avec des peintures de filles aux cornes de cerfs ou des écoles remplies d’attrapes-diables… Cette traque des signes rappelle évidemment celles des grandes figures de la contre-initiation, des traqueurs de signes suivant la mauvaise lumière : les personnages de Lovecraft bien entendu, le consul de Au dessous du volcan de Malcolm Lowry, Trelkovsky dans Le Locataire et Jake dans Chinatown de Roman Polanski, Jack Torrance, Dale Cooper, Tony Soprano. On retrouvera d’ailleurs des échos de ces œuvres de la contre-initiation dans la seconde saison, qui multiplie les références à Twin Peaks : le Black Rose, bar où chante une sempiternelle chanteuse, rejoue à la fois le Roadhouse de Twin Peaks avec Julee Cruise, et le Silencio de Mulholland Drive ; la traque de la cabane dans l’épisode 5 reprend celle de Jacques Renault dans la première saison et les charognards remplacent les corbeaux ; enfin la séquence de la partouze où Ani sauve Véra reprend le motif de Audrey s’infiltrant dans le One-Eyed Jack et évitant comme elle peut sa pseudo-fonction de prostituée… Mais c’est surtout le rêve de Ray qui rejoue, avec un style grotesque plus proche de celui des Sopranos, la séquence de la Red Room où chante Little Jimmy Scott. Quand à l’intrigue difficile à suivre de la vente des terrains pollués, elle semble rejouer les détournements d’eau et les terrains empoisonnés à la source du récit de Chinatown. Dans la première saison de True Detective, malgré une route contre-initiatique, Cohle n’est pourtant ni tué ni métamorphosé en son contraire. Et c’est là quelque chose qui, encore une fois, n’est pas innocent.

La première réflexion qui est supposé nous venir, c’est que c’est nous qui nous nous faisions des idées. Mais nous n’avions pas d’autres choix de que nous faire des idées à la place des personnages : Marty était trop préoccupé par l’échec de sa vie privée et Rust par ses théories métaphysiques pour véritablement voir à quel point le champ de leur enquête les dépassait. Et voir que, dans cette enquête, les fausses pistes n’en étaient pas. C’était plutôt la vraie piste qui était fausse. « Vous voyez, dit Maggie à Papania et Gilbough lors de son interrogatoire, Rust savait très bien qui il était et Marty ne savait pas qui il était, et donc ce qu’il voulait. » Si la première partie de la phrase est discutable (la sociopathie de Cohle ne semble pas plus « authentique » que la volonté de normalité affichée de Hart), la second est non seulement juste mais ne concerne pas que lui. Ce que semble vouloir nous raconter True Detective, c’est surtout la passion du spectateur à se détourner de la véritable question que lui pose un récit. Et la complaisance du récit à assouvir cette passion.

La série appelle sans cesse à regarder les détails. Comme Rust Cohle, avec son cahier, le spectateur doit sans cesse prendre des notes pour ne pas se perdre dans les parenthèses du récit (ce sera encore pire dans la seconde saison, rien que le récit des diamants bleus nécessite à lui seul l’achat de post-its ou de stylo stabilo boss ; par contre, aucun de nos « vrais détectives » ne semblent nous montrer une méthode adéquate pour ne pas nous y perdre : ils sont tous à la fois suicidaires comme Cohle, mais sans son côté métaphysicien méthodique, et en quête de normalité comme Marty, mais sans sa redoutable efficacité). Le « motif » de la première saison de True Detective, ce sont les « attrapes-diables » présents tout le long du récit : une allégorie de l’attraction des récits labyrinthiques sur le spectateur. Le premier attrape-diable est la bascule de l’intrigue Dora Lange dans celle de Marie Fontenot : à partir de celui-ci tous les autres récits en gigogne pourront être traversés, et recouvrir le spectateur de fils narratifs embrouillés, le transformant en spaghetti monster cosmique !

Au beau milieu de la série, dans le quatrième épisode, on ouvre une parenthèse proprement interminable : alors que les réponses de Hart et Cohle à Papania et Gilbough se mettent à singulièrement bifurquer des flashbacks qui les accompagnent (tour de force narratif), on comprend que Cohle, pour atteindre Reginald Ledoux (alors le suspect principal du meurtre de Dora Lange, fournisseur en métamphétamine) décide de sortir de la légalité – il infiltre les Iron Crusaders, un ancien gang de motards qu’il a connu lors de ses années passées aux stups. Il se pique, se coke, et rejoint une fête des Crusaders. Et une fois en contact avec son ancien « pote » Ginger, celui-ci lui demande de participer à une opération dangereuse où ils doivent récupérer des stocks de cocaïne – et le flic infiltré se « déguise » en flic et part en virée avec trois autres.

La caméra est de plus en plus nerveuse, presque celle d’un reportage de guerre, et l’action devient saccadée, obscure, les informations entrent et sortent sans cesse du champ, la séquence s’étend, elle dure de plus en plus longtemps, on se perd de plus en plus, comme dans un Malstrom de misère, achevant cette virée en enfer par un très long plan-séquence où les personnages courent dans une quartier en pleine fusillade, avec des flics qui déboulent, un hélicoptère, des sirènes, des combats et des cris de tous côtés. A cet instant, il semble qu’on ait absolument abandonné tout rapport avec l’intrigue principale, la parenthèse (affaire Ledoux) s’ouvrant sur une autre parenthèse (affaire Iron Crusaders) qui elle-même ouvrait une troisième parenthèse (le cambriolage dans les cités), le tout occupant près de la moitié de l’épisode en question. Quand on arrive à ce moment de la série, on ne peut pas ne pas se dire que le véritable enjeu de la série est précisément la façon dont elle tentera de ne jamais aborder directement son propre sujet.

Et la vision de la série se confond avec la projection des couches successives dans lequel son sujet s’enveloppe – un peu comme dans les Nouvelles impressions d’Afrique de Raymond Roussel, Mr. Arkadin de Orson Welles ou encore L’Amour par terre de Jacques Rivette, des œuvres qui fonctionnent comme des récits remplis de pièges, de fausses pistes, des volutes circulaires autour d’un sujet qui n’est jamais abordé que par ellipses, allusions, évocations troubles, brouillages volontaires… Des œuvres qui – pour Mr. Arkadin et L’Amour par terre – singulièrement évoquent un personnage qui se prend pour Dieu ou essaie de se faire l’équivalent d’un Démiurge pour son entourage… Ce sont les voiles du Yellow King qu’évoque Miss Dolores. True Detective est le récit d’apprentissage du spectateur moderne : il lui apprend à ne pas s’en laisser compter par les stratégies narratives superposées et être lui-même le « Vrai détective » de la série. Il lui apprend à ne suivre ni la ligne Hart-Cohle (qui s’en tient malgré tout à la résolution d’une enquête limitée à ses éléments résiduels : les Ledoux, Errol Childress) ni la ligne Gilbough-Papania (qui voudrait que Cohle soit le démon derrière les meurtres) mais une troisième, implicite à la série, toujours présente dans les détails que les personnages remarquent mais qu’ils semblent oublier aussitôt, parce que cette idée est trop violente, parce qu’elle serait insoutenable pour continuer à vivre.

Tout le long, toutes les informations concernant l’affaire principale seront données par la bande, tout en sachant toujours qu’on en restera nécessairement à la surface – ce qui produira autant de fascination que de frustration (la frustration curieusement a surtout été ressentie par les spectateurs de la seconde saison, et la fascination la première, pourtant elles utilisent toutes les deux les mêmes méthodes). Ce qu’on voit n’étant pas forcément ce que les personnages nous racontent, ce qu’ils racontent n’étant pas nécessairement ce qui s’est passé : ce qu’on verra, c’est ce que pensent Cohle, Hart, Papania, Gilbough ; et ce qu’on ne verra pas, c’est ce que savent Marie Fontenot, Dora Lange, Stacy Gerhart, Molly Ann Ross, Stéphanie Kordish, Kelly Reider. Dora Lange n’étant pas Laura Palmer, à aucun moment, le récit ne reviendra sur elle comme sur aucune des victimes du Yellow King…

C’est encore un trait « stylistique ». On pense à la façon dont certains jazzmen, à la fin des années 50, n’éprouvaient plus la nécessité de jouer les thèmes des standards qu’ils reprenaient, mais les amorçaient en laissant l’auditeur se le chantonner dans sa tête. Virtuose de l’absence, Nic Pizzolatto écrit True Detective dans les à-côtés du feuilleton noir et du récit lovecraftien comme Ahmad Jamal joue Autumn in New York ou Cherokee : amorces de thèmes, blancs avec accompagnement sur les pointes extrêmes de celui-ci, reprises nerveuses dans les ponts, changement de rythme, variations envoûtantes par ce qu’elles retirent plus que dans ce qu’elles ajoutent.

Quand, dans l’épisode 6, on commence à se rapprocher de l’implication de la famille Tuttle dans les crimes d’enfants, la perversité scénaristique est à son comble. Le scénario bifurque comme on noie un dossier ou comme on détourne l’intérêt du public : il faut que la femme de Hart aille coucher avec Cohle et que l’épisode se transforme en un récit de drame intime entre trois personnes. Parce que le premier sujet de True Detective est apparemment celui-là : Les adorateurs de Yellow King sont là depuis très longtemps. Le trio composé par Childress et les Ledoux ne sont que les éléments résiduels des agissements des Tuttle qui « tiennent la région » : Edwin le gouverneur, qu’on ne verra jamais ; le révérend Billy Lee, son cousin, qui invente le programme caritatif chrétien Wellspring, payant les frais de scolarités de 14 écoles privées autour de la région dans lesquelles ils recrutent les innocentes victimes de leurs agissements ; enfin, le shérif Ted Childress, fils bâtard du même père, qui « couvre les affaires » et dont on ne sait pas exactement les liens familiaux avec Errol Childress, le « Spaghetti Monster ». Et ces « Tuttle Brothers » ne sont eux-mêmes que les enfants de Sam Tuttle, le patriarche, ayant violé beaucoup d’enfants et jusqu’à sa petite fille qui rejoue cette scène dans ses ébats érotiques avec son demi-frère Errol ; et cette famille Tuttle qui « tient la région » répond d’un ordre démoniaque plus vaste, celui dont on repère des traces éparses dans le Courir du Mardi Gras, donnant l’impression que, derrière un christianisme de façade, un « complot sataniste » ne cesse d’être à l’œuvre (désolé de me répéter, mais c’est également la série qui se répète, entre le 1er épisode qui nous donnait l’impression qu’on allait parler de ça, et les derniers, qui en reparlent mais pour ne pas nous en dire beaucoup plus). Quand, à la fin de l’avant-dernier épisode, les agents Papania et Gilbough cherchent l’église The Son of Life, ils tombent sur Errol Childress, l’homme aux cicatrices faciales que les spectateurs pour la première fois identifient au « Spaghetti Monster » décrit par les enfants, et celui-ci leur indique leur chemin : « Vous tomberez dessus avant Crowley. » C’est ça que veut dire True Detective : les fictions sur le Mal pointent un espace avant Crowley, c’est-à-dire tentant désespérément de se débarrasser des fausses pistes caricaturales du satanisme tapageur pour atteindre les véritables agents de la « contre-initiation » qui désorientent sans cesse notre lecture de l’Histoire. Mais encore une fois tout se brouille et c’est aussi ça que veut dire True Detective : Si l’Histoire est toujours peu ou prou l’Histoire du diable, c’est donc Notre Histoire. Et tous les secrets de l’Histoire secrète reviennent toujours au secret de notre propre cœur. Si Rust Cohle n’est pas le principal suppôt de la contre-initiation mise en place par True Detective, alors qui est ce suppôt ? C’est le « Vrai Détective » de True Detective qui sera transformé en son contraire : et c’est le spectateur qui sera désigné comme démon.

« Ca fait des semaines que j’ai laissé ma marque » remarque Errol Childress au début du dernier épisode. A cet instant, il devient clair qu’il parle depuis un au-delà du récit. Il regarde l’impact de True Detective sur les spectateurs captifs. Il attend d’eux qu’ils le désignent (ce qu’ils auraient pu faire lors de sa première apparition, un signe discret le présentant comme le « Roi » ; ce que m’a montré Margothine Touktouk : Notice King est inscrit sur l’écran lorsqu’on le voit tondre la pelouse pendant le 3e épisode).

Et c’est pourquoi il peut dire que son « ascension » l’écarte « du disque et de la boucle ». La phase finale de l’enquête, c’est l’auto-révélation du spectateur incubé, qui croyait, jusqu’à la dernière minute – à la manière de Papania et Gilbough – que Cohles était le Yellow King ; ou qu’il le deviendrait.

C’est ça que veut dire True Detective : Errol Childress est le double du spectateur, ou plus exactement il est son agent. Tout d’abord, il est un spectateur de fiction et il parle à travers des imitations de voix (James Mason, Andy Griffith) ou rejoue M le Maudit en sifflotant compulsivement. Si la maison de Errol et sa demi-sœur rappelle fortement celle des Bouvier Beale, les cousines de Jackie Kennedy qui vivaient dans une espèce de squat étouffant et inquiétant, d’une saleté et d’un désordre devenus symbole des à-côtés du pouvoir et de la gloire, celle-ci est également une image du cerveau du spectateur envoûté, avec ses VHS empilées, ses collections de vieilles poupées et ses livres aux pages arrachées sur les marches de l’escalier. Et toutes les allusions à l’Eternel Retour parlent du fait que les personnages sont enregistrés dans un récit qui se rejoue en boucle sur notre lecteur et dans notre esprit. C’est comme si Reginald Ledoux avait le souvenir de ces visions réitératives quand il dit, étonnamment amical avec Cohle lorsque celui-ci le tient en joue : « C’est le moment, hein ?  Les étoiles noires s’élèvent. Je sais ce qui passe après. Je t’ai vu dans mon rêve. Tu es à Carcosa maintenant, avec moi. Il te voit. Tu recommenceras. Le temps est un cercle plat. » C’est encore l’évocation hallucinée de Miss Delores, la vieille domestique de Sam Tuttle que Hart et Rust visitent dans l’avant-dernier épisode : « Vous connaissez Carcosa ? Lui… Celui qui dévore le Temps. Ses voiles sont un vent de voix invisibles. Réjouissez-vous : la mort n’est pas la fin. »

Si certains films ou certaines séries mettent le spectateur à la place de l’Ange, si Lost faisait de son spectateur un candidat au remplacement du Roi du Monde et Twin Peaks un chevalier théophanique de la Rose Bleue, True Detective met son spectateur dans la position d’un démon dévoreur de vies imaginaires – qui a besoin de sacrifices de jeunes filles et de constructions « attrape-diables » pour que son sang circule. Et si la mort des personnages n’est pas la fin, c’est qu’ils sont persuadés de revenir sans fin sur les DVD de ce dernier, jusqu’à ce que celui-ci s’éloigne du disque et de la boucle.

« Il est tout autour de nous. Avant que tu sois né. Et après ta mort. » dit la demi-sœur de Errol à Hart qui ne comprend pas parce qu’il ne nous voit pas.

En sauvant narrativement Hart et Cohle dans la dernière séquence, les faisant accéder à une rédemption progressive (= s’il y a de plus en plus d’étoiles lumineuses dans le ciel obscur, c’est que la lumière est en train de gagner), c’est le spectateur qui est plongé dans de nouvelles ténèbres – l’identifiant, non au chevalier, mais à l’ogre du récit. « Certains matins, nous voyons le plan infernal. »

C’est ça que veut dire True Detective

 

Oui. C’est ce qu’il veut dire, mais ce n’est pas ça qu’il dit .

Une fiction dit toujours plus que son auteur ne veut dire. Son auteur veut dire quelque chose, sa fiction dit quelque chose en plus. Il a beau travailler son labyrinthe en détail, il perd toujours le « plan infernal » de celui-ci. Il se croit le Yellow King, et ce n’est pas lui qui voit Carcosa.

Yep. C’est dur d’être libre. C’est dur de se libérer.

Parfois je me dis qu’il faut voir beaucoup de fictions pour ça.

Ou il faut faire beaucoup d’exégèses de celles qu’on voit.

Mais True Detective, c’est différent. True Detective est une fiction qui veut produire l’effet inverse. C’est un chef d’œuvre entièrement dévoué au démiurge. C’est une fiction qui veut nous convaincre que nous ne serons jamais libres. C’est curieux, non ?

« J’ai lu un écrivain qui prétendait que les histoires nous sauvent, écrit Nic Pizzolatto dans Galveston. Mais évidemment, c’est de la bêtise. Elles ne nous sauvent pas. »

C’est parce que True Detective est l’œuvre d’un scénariste. C’est parce que c’est l’œuvre d’un seul scénariste. Un scénariste-démiurge, donc.

Et donc, du coup, les personnages ne peuvent pas se libérer.

Et ils ne parlent que de ça.

Et donc, du coup, le méchant est un « méchant », Erroll Childress, c’est-à-dire un diable, un damné, un type définitivement impossible à sauver à qui on attribue la fonction d’accomplir ce qu’on prétend être le désir des spectateurs. Voire : un méchant qui masque la forêt de méchants – les Tuttle, archétypes des évangélistes derrière les néo-conservateurs – donnant à l’ensemble l’image d’une allégorie de l’Amérique actuelle et ses sources criminelles ou son background satanique. Un peu comme dans la seconde saison, les liens entre les villes corrompues, et l’univers des hippies devenus entrepreneurs – un univers de Jerry Rubin, de Timothy Leary et de néo-conservateurs encore. « Il y a une guerre derrière tout ça. »

Mais cette forêt masque l’arbre du véritable méchant : le mauvais démiurge, le scénariste salaud.

Et si le spectateur a un « agent » en Childress, alors cela renvoie le spectateur a une faute qui ne peut être expiée que dans l’adoration du scénariste-démiurge. Le scénariste-démiurge qui a enfermé ses personnages dans un récit bouclé sur lui-même et qui repassera cycliquement sans jamais changer d’un iota.

C’est d’ailleurs pour ça que les personnages ne reviennent pas dans la saison suivante : ils ne doivent pas évoluer, changer, et éventuellement échapper au scénariste. Ils doivent rester ceux que le scénariste a décidé qu’ils seraient.

Dès le début, True Detective est une série qui parle de ses propres conditions d’existence. Au début du premier épisode, Marty évoque les différents « types » de flics, pour aboutir à celui de Cohle et au sien. La série explique dès lors qu’il s’agira d’explorer des types et des genres, de traiter et de tordre des situations classiques de récits noirs ou de s’amuser avec les possibilités du médium. On comprend qu’on est dans un récit qui réfléchit sur sa condition de récit. Et la question alors est la construction des types qui composeront la série, comme ensuite celle des crimes qu’ils devront rencontrer, et des types de coupables qu’ils devront affronter.

« Ca a déjà eu lieu. Ou ça va se reproduire. Ou les deux. » dit Rust en regardant le meurtre de Dora Lange. L’idée évoquée par ces paroles est le dessin obsessionnel qui est à la source du crime. Et il renvoie évidemment au dessin obsessionnel à la source du récit. L’obsession de Pizzolatto, c’est la question de la « signature ». Et c’est la question effacée du genre de la série par excellence. Avant Pizzolatto, seul Lars Von Trier avait « contrôlé » sa série entièrement, The Kingdom. Même les grands showrunners, David Chase, David Simon, Daniel Knauf, Damon Lindelof, Joss Whedon, ont des équipes qui travaillent avec eux – et des spectateurs qui « travaillent » face à eux ! Quand Rust Cohle dit qu’ils sont « des créatures qui ne devraient pas exister, qui vivent dans l’illusion d’avoir une conscience ou une identité, alors qu’elles ne sont personne », il assume sa condition de personnage impuissant et surtout inexistant. Et lorsqu’il ajoute que les créatures ne devraient pas se reproduire, il annonce que les héros de cette saison ne reviendront pas dans la suivante… Du reste le principe cyclique est également lié à la saison unique où les personnages sont prisonniers, et ne permettent pas au spectateur d’influencer éventuellement leur destin comme ils l’ont fait sur de nombreuses séries en montrant leur amour d’un personnage ou en refusant ou exigeant la mort d’un autre. Le motif de l’éternel retour et celui du récit-labyrinthe impliquent un spectateur devenu minotaure mais lui-même prisonnier d’un labyrinthe dont il n’a pas le fil. La structure du récit de True Detective devenant son propre sujet, il est structurellement nécessaire que les personnages ne soient pas libres, et que son spectateur mis hors d’état de nuire. 

Et l’attribution de la spirale au principe du Mal ne fait que renforcer cette opposition apparente entre scénariste-démiurge et spectateur-diable. Le spectateur est l’agent-spirale de l’émancipation du personnage hors du cercle réglé du scénario. Et en attribuant cette spirale au Mal comme en faisant de son « Spaghetti Monster » un homme qui tente son ascension « hors du disque et de la boucle », Pizzolatto affirme encore une fois son statut « auteuriste » ainsi que son refus de voir ses personnages lui échapper. Du coup, il faut voir en Erroll Childress un coupable aussi faux que le spectateur. Le seul coupable, c’est le scénariste – et il est coupable de laisser ses personnages clos dans ce récit, avec Cohle comme conscience de ce crime, rêvant en regardant fantômes et formes dans le ciel comme des frontières qui le séparent de la réalité. Cette image qui revient dans la seconde saison : les personnages dans une voiture regardant les hommes à l’extérieur comme des fantômes, c’est le symbole de l’impossibilité que les héros de cette série ont de communiquer avec nous. Nous sommes les fantômes que voient Rust Cohle ou Ani Bezzerides alors qu’ils suivent leur récit comme la voiture s’enfonce dans les routes labyrinthiques de la ville.

Cohle veut s’émanciper, ces images d’oiseaux faisant des spirales, d’étoiles ou de fantômes, pourraient lui apporter de la force, comme les oiseaux que suit Ani, comme les étoiles auxquelles Paul voudrait appartenir, mais le récit sans cesse l’en empêche. Ainsi Cohle est une sorte de Christ crucifié entre scénariste et spectateurs. Il est un Christ au milieu du conflit entre un scénariste-démiurge qui veut le garder par-devers lui et des spectateurs voulant l’émancipation du personnage, son autonomie, son « empowerment ».

Cohle est un Christ au milieu du conflit entre cinéma et télévision surtout… Car au fond, il s’agit encore une fois de ça dans True Detective. Dans True Detective, il s’agit de ça une fois encore. Rust Cohle parle des crimes graphiques comme des allégories de la paraphilie, une tentative de recadrer un désir qu’on juge trop dangereux. Et cette dimension paraphilique vaut pour le récit de True Detective. True Detective est une allégorie, c’est-à-dire une tentative de recadrer un désir trop dangereux, une tentative de recadrer l’émancipation propre à la série dans une forme « auteuriste » typifiée précédemment par le grand roman ou le cinéma. True Detective, c’est à la fois l’hommage que le cinéma fait à la série ; la lettre d’amour qu’il lui écrit ; et sa tentative d’annexion. A l’opposé, nous avons Hannibal, la lettre d’amour qu’une série télévisée fait au cinéma. Pasha Malla s’en était rendu compte : « Dans True Detective, ce qui est en jeu, ce ne sont pas les meurtres, c’est le storytelling. » Plus exactement, ce qui est en jeu, c’est une joute amoureuse entre storytellings.

Ce qui caractérise les séries télévisées modernes, c’est l’émancipation des personnages, personnages qui tirent leur réalité du fait qu’ils ne dépendent vraiment ni des scénaristes, ni des acteurs, ni des spectateurs, mais un peu des trois, tout en faisant dépendre énormément les trois de la personnalité qui émerge d’eux mystérieusement lorsqu’ils apparaissent dans une histoire. D’où le succès de certains personnages, et leur évolution, auquel les scénaristes n’auraient jamais pensé, qu’ils n’ont pas « voulu » : Alex Kritchek dans X-Files, Spike, Anya ou Andrew dans Buffy, Cordélia ou Wesley dans Angel, Gaïus Baltar ou Sharon Athena dans Battelstar Galactica, Ben et Desmond dans Lost, Sameen et Root dans Person of Interest… Des personnages qui ont pris leur indépendance face à toutes les autres instances, tout en sortant de l’alternative bon ou méchant, bête ou intelligent ; des personnages qui ont acquis une réalité, un style, une profondeur, une capacité à évoluer et à faire évoluer avec eux le récit comme ses spectateurs. Des personnages qui ne cessent d’étonner et qui, selon les scénaristes, semblent « s’écrire tous seuls » voire « engendrer leurs propres fils narratifs ».

Les séries modernes proposent un récit qui semble ne s’autoriser que de lui-même, dirigeant les scénaristes plutôt qu’il n’est dirigé par eux. Cette puissance, qui habite autant les séries de network (Fox, ABC) que celles des chaines « adultes » (HBO), est quelque chose de spécifique aux séries et qui n’appartient pas aux codes du cinéma, pour des raisons à la fois pratiques (Le Rivette des années 70 mis à part, un film ne s’« improvise » pas, ou si peu) et métaphysiques (on considère que ce qui sort de l’auteurisme est forcément du côté de l’argent et donc du Mal). Cette puissance nouvelle inhérente aux séries va également avec une perte de « style » de la mise en scène, abandonnée pour un fluide partage entre différents réalisateurs suivant une charte esthétique – et c’est ce « style » cinématographique que True Detective a voulu et réussi à reprendre avec Cary Fukunaga.

Enfin, cette vision propre aux séries télévisées va avec une vision du monde, où les hiérarchies sont retournées, renversées. C’est une vision du monde où les petits ont raison contre les grands, où les personnages sont meilleurs que leurs créateurs, où les hommes sont meilleurs que leurs dieux (Angel) et les robots que les hommes (Battlestar Galactica). C’est la dimension à la fois anarchiste et gnostique des séries modernes – qui en font une production pop et poétique du même niveau que la grande pop music des années 60 et 70. Et c’est un phénomène qui ne peut arriver que lorsqu’entrent en convergence à la fois les créateurs et les spectateurs (ou auditeurs) autour d’un phénomène qui les dépasse tous… En ceci on doit donner absolument raison à Sarah Hatchuel quand elle dit que les séries télévisées écrivent le récit sacré de notre Temps.

C’est précisément contre ce principe que True Detective s’est construit. C’est contre cette « spiritualité  gnostique » lié à un renversement des hiérarchies. C’est contre ce récit sacré qui se substitue aux anciennes Bible. Comme True Detective défend une politique, on dira, plutôt « anti-70’s », non pas néo-conservatrice mais plutôt paléo-conservatrice – avec des flics détruits contre des vrais méchants, dans la lignée de James Ellroy, c’est contre l’utopie guerrière communautaire propre aux grandes séries modernes – Buffy, Dollhouse, Person of Interest – à laquelle elle refuse de croire, que True Detective fait revenir ses personnages flics destroy typiques des grands romans et des grands films américains, essayant de rappeler à la série le style et l’empreinte du cinéma ou de la narration classique – partant la puissance démiurgique du scénariste et, par conséquent, la légitimité scénaristique du démiurge !

En ce sens, l’allusion négative au Courir du Mardi Gras est cohérente, de même que l’utilisation de Carcosa/Carcassone (référence négative au catharisme) : True Detective est une série anti-carnavalesque et anti-gnostique. Elle reproduit et assume une vision « satanique » du carnaval et « satanique » de la divino-humanité gnostique. D’où aussi la référence à Cernunnos et à Samhain.

True Detective est une série catholique. C’est ce qui fait sa force. C’est ce qui fait aussi sa faiblesse, son caractère « bouché ». Il n’y a pas de « sortie » dans l’auteurisme fictionnel comme dans le monothéisme classique. Il n’y a pas d’« exit ». Seul un lâcher-prise pourrait permettre le sentiment d’émancipation, partant de transformation en guerrier, à la fois du personnage et du spectateur. L’usage de Castaneda dans Lost et dans True Detective est à ce titre un marqueur : dans le premier, A different view (« Voir »), apporté par un « jeune Ben » à Sayid dans une prison dans la 5e saison, vient informer le spectateur des nombreuses influences des scénaristes de la série ; dans le second, lu par Irving Pitlor avant que Ray ne vienne lui casser sa méchante gueule, il évoque un passé américain considéré comme pervers, piégeur, douteux, etc. même si les thèmes orientaux propres à cet esprit vont hanter cette seconde saison, et en particulier celui de la réincarnation : « This is My Least Favorite Life », etc.

Si la première saison de True Detective joue avec le thème de l’éternel retour comme symbole de l’écriture romanesque et cinématographique, que le scénariste-démiurge vient imposer à la forme libre du scénario « qui s’écrit tout seul » des séries télévisées, la second évoque celui de la réincarnation, et plus spécifiquement la « dernière vie » et la « délivrance du karma » comme symbole de l’enquête rédemptrice des agents corrompus. Une enquête à travers laquelle ils finissent par laver à la fois leur honneur perdu et leurs « mauvaises habitudes ». Et c’est déjà différent.

Car, ce qui se passe, également, dans cette seconde saison, c’est que le cinéma assume que la série télévisée a gagné. Et qu’il est tombé très, très profondément amoureux d’elle. Mais il veut l’aimer « à sa manière », en laissant tomber le réalisateur unique mais en gardant le scénariste démiurge, et surtout en réorganisant son récit avec des personnages-archétypes synthétisant les principales influences télévisuelles du récit : Ray Velcoro, qui mélange les personnages qui suivent la « mauvaise lumière » des films de David Lynch, l’univers destroy grotesque des Sopranos, et les questions liées à la paternité biologique de Lost ; Paul qui mêle une inquiétude homosexuelle évoquant Oz à des moments d’amnésie qu’on a vu chez Lynch ou dans The Leftovers ; Ani, qui « rejoue » les petites guerrières type Buffy ou Sydney Bristow (avec leur mère morte, leur père absent ou pénible et leur sœur dont elles se sentent coupables de ne s’être pas assez bien occupée) ; enfin Franck qui parle comme un personnage de David Milch, tiré de Deadwood, John from Cincinatti ou Luck (l’« Imam caché » de la série américaine à dit un critique cinéma à son sujet dans un article sur True Detective !) et dont le caractère ressemble à celui de Stringer Bell dans The Wire et sa volonté de passer de l’univers de la pègre à celui des affaires. On retrouve énormément l’influence de The Wire dans la direction artistique et ses nombreux plans de « décors sans personnages », d’usines et de routes (que The Wire avait piqué à la conclusion de L’éclipse de Antonioni mais en lui donnant un autre sens !)

Nic Pizzolatto veut « faire » une série télévisée. Il veut la « faire » au sens de Castaneda : il met une forme fixée, pleine d’a-prioris et de stéréotypes, sur quelque chose qui est encore en mouvement. C’est pour ça que les séries télévisées précédentes ont quelque chose à voir avec Castaneda : Twin Peaks, X-Files, Buffy, Lost ne « font » pas. Elles coulent, elles glissent, elles mutent. Elles « se font ». Elles écoutent les esprits et les dieux. True Detective « fait ». Et autant la 1ère saison « fait » ça bien, la 2nde semble « ne plus le faire » pour les spectateurs… Pourquoi ? Parce qu’elle n’est plus dans la séduction. Parce qu’elle affiche sa faiblesse.

Et c’est cette apparente faiblesse que les spectateurs ne lui pardonnent visiblement pas. Ou cet état transitoire de la mue. La première saison de True Detective assumait une « cinématographisation » de la série télévisée, au point qu’on a pu parler, à son sujet, d’un film de cinéma en huit volets. La seconde saison est beaucoup plus ambiguë et se laisse entrainer à la rêverie sur ce qu’elle pourrait être, si son « lâcher-prise » prenait le dessus sur sa volonté de maîtrise. C’est aussi ce que raconte le personnage de Ray et la présence des œuvres de Maître Eckhart chez lui. Il veut « lâcher » la tension. Il veut faire « cesser » ses mauvaises habitudes.

La confrontation de Franck et de Ray, c’est celle du film noir et celui du personnage mutant du film à la série, quittant son tracé originel pour quelque chose de potentiellement plus complexe, propice aux métamorphoses… Parce que tout se joue dans ce face-à-face dans le Black Rose (mélange du Black Dahlia de James Ellroy et de la Blue Rose de David Lynch). Et tout se joue dans ces chansons de Lera Lynn.

C’est la dernière vie du cinéma et celle qu’il aime le moins : celle où la série télévisée vole et pas lui… C’est aussi le True Detective que les spectateurs aiment le moins, qui flotte loin de leur terre et de leur pierre… Et nous errons parmi les ombres et les feuilles mortes, avec un oiseau à la pointe du sabre. Dans les deux saisons de True Detective, si les étoiles et les routes sont le signe que les personnages sont enfermés dans le récit comme dans une voiture, et le scénariste enfermé dans son propre scénario, et les spectateurs enfermés dans cette vie, les oiseaux sont le signe qu’une autre vie est possible, qu’une transformation est possible, et que nos âmes ont la vocation de partir.


This is my least favorite life
The one where you fly and I don't
The kiss holds a million deceits
And a lifetime goes up in smoke
This is my least favorite you
Who floats far above earth and stone
The nights that I twist on the rack
Is the time that I feel most at home
We wandering in the shade
And the rustle of falling leaves
A bird on the edge of a blade
Lost now forever, my love, in a sweet memory


Les oiseaux sont nos âmes. Et elles quitteront cette prison de mort.