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Pendant longtemps, on n’a connu les gnostiques qu’à travers leurs réfutations par Tertullien, Hyppolite ou Irénée de Lyon : autant connaître l’Histoire d’une population exterminée par les propos de ses exterminateurs. Ceux qu’on appelle gnostiques se différencient des habituels monothéistes par la variété de leurs cosmogonies ou des noms donnés à leurs dieux et leurs anges, leur humour sarcastique, leur peu d’intérêt pour la morale sexuelle, leur absence totale de sens de la hiérarchie, l’importance donnée à la solitude dans leur vision du monde (le gnostique est « solitaire et simplifié » dit L’Evangile de Thomas) ou leur haine de la religion institutionnelle. Leurs lieux de naissance et de propagation ? La Syrie, l’Egypte, l’Iran : berceaux de toutes leurs figures tutélaires. Simon le Magicien, Basilide, Valentin, Marcion, les ophites, les sethiens, tous diffèrent mais ont néanmoins en commun l’image de ce monde comme celle d’un ratage – une prison de mort construite par un démiurge fou et mauvais, un dieu inférieur. Leur véritable essence, leur véritable nature n’est pas d’ici. Elle vient d’ailleurs, et ils errent sur la Terre en recherche de l’étincelle qui les rappellera à leur véritable nature.

Un poème des Actes de Thomas décrit la situation existentielle du gnostique : il s’agit du « Chant de la Perle ». Dans celui-ci, suite à une lettre livrée par un oiseau, un prince quitte son Royaume à la recherche d’une perle magique. Mais, lorsqu’il arrive en terre étrangère, des inconnus le font boire un poison qui lui fait perdre la mémoire de son identité. Il devient un clochard, et il a parfois le souvenir lointain de son identité royale. Un jour, le même oiseau lui porte une lettre dans laquelle il lit la réalité de son identité et l’importance de sa mission. Il se remet à la recherche de la perle, sachant qu’il réintégrera ensuite le Royaume.

On croit à tort que les gnostiques ne sont qu’un ensemble de sectes para-chrétiennes qui aurait existé les premiers siècles du christianisme en mélangeant des éléments épars d’hérésies juives, d’influences perses et de charabia para-platonicien. En réalité, malgré les efforts des chrétiens institutionnels pour, d’une main, réfuter les hérésies, de l’autre les persécuter jusqu’à s’imaginer les avoir définitivement exterminé, les gnostiques n’ont jamais cessé d’être parmi nous. Alors qu’on croyait en avoir fini au IVe siècle, surprise : ils ressurgissent en Occident entre le XIe et le XIIe siècles sous le nom de Cathares et les chrétiens institutionnels sont obligés de tous les re-tuer (comme ça a du être fatiguant !). Leur influence est indéniable chez les Hermétistes d’Alexandrie du IVe siècle, et, par les voyages qu’ils durent faire et les métamorphoses de leur identité, les pseudo-Sabéens de Harran dont la fréquentation par les historiens arabes tels que Ibn Wahshiyya donna naissance, au Xe siècle, à notre conception moderne de la magie. On retrouve des pans entiers de la pensée gnostique dans l’Ishraq, le mouvement initité par Shihaboddin Yahya Sorhawardi en Perse au XIIe siècle. Gershom Scholem estime que le gnosticisme a eu une influence prépondérante sur les premiers textes de la Kabbale juive, en particulier le Sefer Yetsirah, et plus tard le Bahir et le Zohar (XIIe et XIIIe siècles), en particulier dans l’image d’un dieu qui se serait absenté de sa création, et aurait abandonné celle-ci à des puissances de mort (les Qliphoth), à part sous la forme d’une figure féminine qu’il s’agit de libérer : la Sofia chez les gnostiques, la Shekinah chez les Kabbalistes. Sans se référer directement à eux, mais par l’intermédiaire du Corpus Hermeticum des premiers Hermétistes, encore très proches de la pensée gnostique, la Renaissance hermétique leur doit énormément : Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Giulio Camillo, Giordano Bruno, Tomasso Campanella.

La presque-totalité de leurs intuitions ressurgit chez les grands poètes du XIXe siècle (Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Ducasse, Jarry, etc.) et ils infusent tout l’occultisme de ce dernier, pour le meilleur ou pour le pire : Fabre d’Olivet, Eliphas Lévi, Joséphin Péladan, Stanislas de Guaita, Oswald Wirth, etc. Enfin, ce n’est pas étonnant de voir nombre de grands penseurs et artistes du XXe siècle découvrir, ou se souvenir d’un rapport de filiation avec les gnostiques : Simone Weil, James Joyce, Raymond Queneau, Carl Gustav Jung, Jorge Luis Borges, José Lézama Lima, Raymond Abellio, Philip K. Dick, les Beatles, David Bowie, Tori Amos, Jean Baudrillard. Enfin, en 1945, à Nag Hammadi, à côté d’un monastère copte, un groupe de jeunes cairotes venant enterrer le cadavre de l’assassin de leur père, creusèrent si profondément la terre qu’ils tombèrent sur une jarre contenant 52 codex. L’équivalent d’une Bible : deux mille pages de pensées et de poèmes gnostiques, une bibliothèque entière prête soudain à remplacer l’Ancien et le Nouveau Testament. Nous ne connaissions des gnostiques que leur reflet ou leur ombre, leur influence ou leur souvenir ; désormais ils allaient enfin nous parler directement, sans intermédiaire, sans méditation. Ce fut l’ultime clin d’œil des gnostiques exterminés : un jour nous comprendrons qu’ils avaient raison et que nous avions tort. Ils étaient des princes et nous étions des clochards. Ils étaient vivants et nous étions morts.