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La matière de l'Intrigue
Paru en 2008

Contexte de parution : Chronic'Art

Présentation :

Article publié en avril 2008 dans Chronic’art


Cité(s) également : plusAleister Crowley, Arthur Machen, menu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, Bram Stoker, menu_mondes.pngDavid Lynchmenu_mondes.png, Fiery Furnaces, George W. Bush, Golden Dawn, Henry Corbin, Jamblique, Led Zeppelin, menu_mondes.pngLostmenu_mondes.png, Marsile Ficin, Mr. Bungle, Paul McCartney, menu_mondes.pngPhilip K. Dickmenu_mondes.png, Plotin, René Guénon, menu_mondes.pngSecret Chiefs 3menu_mondes.png, Sorhawardi, Trey Spruance, William Butler Yeats




La pop music a engendré beaucoup de fictions : la signification des bandes magnétiques diffusées à l’envers, par exemple, et l’hypothèse de messages cachés, faisant de l’album un document chiffré, idéal objet d’une analyse infinie. L’invention de Vladimir Poulsen de 1899 permettant, par le renversement de l’enregistrement, de modifier la direction du souffle, elle s’est mise à fonctionner comme indice de message chiffré et nuisible. Car l’âme était étymologiquement « pneuma » (en grec) et « ruach » (en hébreu), c’est-à-dire : respiration. Et si cette respiration se met à expirer dans une direction contraire, elle engendre chez l’auditeur l’idée d’une anti-âme ou d’une âme contrefaite.

Bref, si l’esprit se focalise aisément sur une forme, et lui attribue des sources secrètes qui se transforment en fictions, il lui faut d’abord un support matériel : une image ou une technique d’enregistrement. Et il est aussi nécessaire qu’un peu de temps passe, de sorte que le support ait fait du chemin dans l’imaginaire de l’auditeur ou du spectateur. Il faut également la présence des grandes pochettes des 33 tours pour que l’auditeur ait la tête entièrement plongée dans des images aux propriétés symboliques et commence à rêver sur leurs énigmes. Des rêves produits par « Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band » des Beatles ou l’Album sans Nom de Led Zeppelin naîtront le mythe de la mort de Paul McCartney ou celui d’une signification cachée, nocive pour le naïf auditeur, de « Stairway to Heaven » (impliqué notamment par les petites cornes produites par les reflets de la capuche de l’Ermite de l’image intérieure, ainsi que la Bête qui surgit de la colline, lorsqu’elle est doublée face au miroir). Les filaments qui se dévident de ces fictions ne veulent jamais ne rien dire : si on a pu penser que Paul était mort et remplacé par un sosie, c’est parce que tous les Beatles étaient morts en tant que stars après « Revolver » et venaient de renaître, à même leur nouveau disque, comme vecteurs d’un nouvel imaginaire gnostique. En outre, quand bien même leurs airs n’en parlaient pas directement (mais « parfois, vous savez, les mots ont deux sens »), Led Zeppelin avait bien l’ambition de servir une religion hermétique, luciférienne (au sens ésotérique du terme), et épissait l’ensemble de leur discographie de signes fonctionnant comme embrayeurs d’une lecture seconde à l’attention de leur auditeur – figuré par le tout petit homme grimpant sur la colline jusqu’à l’Ermite. Toutes ces choses sont absolument invisibles au détenteur actuel des CD du groupe. Même avec une loupe, le petit homme y demeure introuvable.

Bref, le changement de support modifie nécessairement le regard porté sur une œuvre ou un document, ainsi que sa fiction subséquente. Il semblerait même qu’il accentue le potentiel fictionnel du support précédent, et les éléments paranoïaques de nombreuses fictions cinématographiques actuelles prennent désormais régulièrement la matière d’un support tombé en désuétude : la neige (presque complètement disparu des téléviseurs et remplacée par un écran bleu) est devenue un signe récurrent de l’angoisse liée à des motifs occultes depuis « Fire Walk With Me » et « Lost Highway » de David Lynch. Dans « Lost », les films de la Dharma Initiative sont en super-8 et en U-Matic ; et la station souterraine dans laquelle les personnages pénètrent est remplie, non de CD, mais de vinyles inconnus du groupe Geronimo Jackson à partir desquels ils peuvent rêver. Enfin, si l’enregistrement digital n’a pas un support magnétique impliquant naturellement l’envers du souffle produit par la voix, cela n’empêche absolument pas un groupe comme les Fiery Furnaces de faire un emploi conséquent du « backmasking » (cohérent avec un imaginaire égyptien, hiéroglyphique, rétroactif, qu’ils partagent avec « Lost »). Tout support tombé en désuétude survit par l’imaginaire qu’il est encore susceptible de susciter. Les VHS continueront probablement à hanter les salons des meilleurs films que nous downloaderons sur notre ordinateur dans une dizaine d’années alors que nous n’aurons même plus de magnétoscope dans les caves de nos appartements.

L’époque actuelle est caractérisée par une disponibilité croissante d’informations. En un clic, nous pouvons vérifier une hypothèse produite par la découverte d’un signe équivoque sur une image ou dans une séquence de film. Elle semble donc plus pauvre en élaborations individuelles de complots produits par les supports eux-mêmes. Mais cette possibilité offerte par le Web rencontre son analogue symbolique dans l’hypothèse hindoue des Annales Akhashiques : à savoir une bibliothèque cosmique dans laquelle serait stockée l’ensemble des épisodes vécus par l’Humanité. Cette relation a au moins été développée par un groupe : les Secret Chiefs 3, dirigé par Trey Spruance, l’ancien guitariste de Mr. Bungle. En treize ans et quatre albums studios, les Secret Chiefs 3 en ont peut-être déjà trop dit sur le caractère métaphysique de cette base de données qui se transmet désormais directement du Web à notre cerveau, et tend à réduire les fictions narratrices à une simple accumulation de « data ». Secret Chiefs 3 ne passe plus par un rapport à la matière pour inséminer sa fiction paraphrénique dans l’imaginaire de ses auditeurs. En accord avec son époque, l’œuvre du groupe est divisée en deux champs bien distincts : la musique (qui passe brutalement par tous les genres et les arrangements connexes possibles, comme un Itunes en mix aléatoire) et les informations qui lui sont attribuées, ou se déduisent de chacun de leur titre : de « Ana’l Haqq » (l’énoncé hérétique qui fit de Al Hallâj un martyr) à « The Owl in Daylight » (qui renvoie au roman de Philip K. Dick que sa mort interrompit), titres fonctionnant comme des hyperliens avec le contenu hermétique déductible. Avec un nom qui renvoie aux Supérieurs Inconnus de la Golden Dawn (société secrète à laquelle participait le Gotha du monde littéraire anglais du début du siècle : Yeats, Stoker, Machen, Crowley), Secret Chiefs 3 est probablement le plus littérairement « informé » des groupes post-pop, mais ce n’est plus un groupe sur les pochettes desquels l’auditeur peut rêver ou dans les morceaux duquel il peut laisse son esprit s’envoler. Il doit au contraire faire dévider des listings bibliographiques à partir de chacune de leurs données. Ainsi, l’auditeur des Secret Chiefs 3 est très sérieusement prié de lire directement Plotin, Jamblique, Suhrawardi, Marsile Ficin, René Guénon ou Henry Corbin plutôt que de reconfigurer un nouvel imaginaire à partir de leurs disques. Et si l’ensemble des gimmicks de l’humanité nourrit leur batterie de styles, de la musique arabe au death metal, de l’exotica au raga, du garage à la surf music, c’est toujours filtré par le mood distinctif de la musique de film, lui donnant un tour inoffensif et presque kitsch, mais véhiculant une mélancolie terrible : celle de l’absence de complot, de l’absence de secret.

Parce qu’il n’y a rien à chercher derrière le Web, et tout y est online, mais ses liens doivent être défaits, un par un, pour que nous soyons susceptibles d’en faire une histoire singulière. Face à ça, comme à la complète désillusion collective sur une quelconque intelligence, même machiavélique, des politiciens (depuis le premier mandat de George W. Bush, l’incapacité de s’exprimer et l’infantilité geignarde sont devenues les qualités premières requises des dirigeants), il devient de plus en plus difficile de produire des fictions interprétatives à même le corps des groupes. Secret Chiefs 3 opère sa grande fiction en court-circuitant le passage par le matériel interprétatif pour directement communiquer à travers les Annales Akhashiques. Et chacun de leurs auditeurs est un corps astral.