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Tu ne connaîtras jamais bien les Mayas.
Guillaume Apollinaire

 

La fin du monde a conçu un œuf clair. Six ans après, il va falloir se rendre à l’évidence : la division cellulaire s’est bloquée à une étape, la croissance et le développement de l’embryon se sont arrêtés. Comme dans la chanson de Renée Claude, il n’y aura pas de fin du monde, mais ce n’est pas une bonne nouvelle. Ce n’était pas sa première fausse alerte, mais, en ce qui nous concerne, ce serait certainement sa dernière. Les mayas ne pouvaient pas se tromper, n’est-ce pas, sur la date de la fin du monde. A moins que nous nous soyons, nous, trompés sur les mayas.

 

C’est en 1957 qu’on en a parlé pour la première fois. L’archéoastronome Maud Makemson avait déclaré que cette date aurait été d’une importance extrême, si seulement les mayas avaient survécu… Le 21 décembre 2012 devait marquer la fin du treizième baktun après 5125 années à souffrir dans le quatrième monde. Et Michael D. Coe, en 1966, enfonça le clou en annonçant que « L’Armageddon frapperait les peuples dégénérés du monde le 21 décembre 2012, dernier jour du treizième baktun. » C’était d’ailleurs la même date qui est donnée, à un an près, chez les Hopis et dans le dernier épisode de X-Files. De toutes façons, depuis cinq siècles au moins, tout le monde l’avait plus ou moins estimée entre la fin du vingtième siècle et le début du vingt-et-unième : 1999, 2000, 2011 ou 2012. Même les satanistes et les athées la voyaient venir gros comme une maison. Le soir du dernier jour, la veille du dernier matin, nous étions dans une fête comme dans la chanson de Prince et nous dansions. La fête n’était pas si gaie ; les néons bleu et rose ambiance années 80 n’éclairaient qu’une scène clairsemée, avec une vingtaine d’invités dansant dans des chemises pelle à tarte et des pantalons pattes d’eph, avec leur whiksy coca, leur vodka red bull et les miettes des biscuits d’apéritif qui s’accumulaient sur le sol. Soudain la vitre qui nous séparait de la rue était brisée et volait en éclats. C’était un homme qui s’était projeté dans la fête. Enorme et électrique, il semblait sorti d’une gravure médiévale, avec une armure composée d’une centaine de couteaux pointus, et il bondissait sur moi. Je me réveillais en sursaut de cet hatsuyume.

 

Les mayas ne pouvaient pas se tromper, n’est-ce pas, sur la date de la fin du monde. Et puis c’était la seule solution pour se sortir de ce bourbier qu’était devenu la politique mondiale à partir du moment où les Occidentaux découvrirent les séductions du pétrole, l’aqua infernalis, et se mirent à orienter leur politique mondiale exclusivement à partir de celui-ci.

La « rencontre avec le diable » n’était bien sûr que le terme d’une suite d’atrocités perpétuées depuis le début du XXe siècle : La trahison des promesses d’indépendance faites aux Arabes pour leur alliance dans le démantèlement de l’Empire Ottoman en 1923 ; le renversement du calife Hussein, grand cocu de l’Occident, et la conquête de la Mecque par « le premier roi de l’Arabie Saoudite », Abdelaziz al-Saoud, en 1924 ; le Traité de Djeddah entre al-Saoud et l’Angleterre en 1927 et, enfin la concession concédée par al-Saoud, cocufieur des cocufieurs, aux Etats-Unis en 1933 – renouvelée, améliorée par le pacte de Quincy en 1945. Ce jeu a signé la fin de quelque chose : peut-être pas celle du monde, mais celle de la possibilité, certes très idéaliste et utopique, d’une amélioration de la vie sur Terre.

Le pétrole avait été annoncé dans les textes manichéens depuis le IVe siècle. C’était la matière gluante et opaque dont était fait le corps du prince des ténèbres et qui rendait les hommes idiots, fous et méchants. La liqueur de cadavres qui venait du tréfonds des enfers allait décider de l’ensemble de la politique mondiale pendant près de cent ans et, par un espèce de retournement bizarre, ferait dépendre l’Occident, anciennement tout puissant et destructeur, des émirats qui s’établiraient alors comme des petites « royautés » du Mal face à son corps de vieille énormité crevée. Etaient-ce les pétromonarchies, poussant quasiment comme des champignons dans le monde arabe, les « sept tours du Diable » évoquées par un voyageur turc à l’explorateur William Seabrook en 1924 ? « Dans chacune d’elles siège en permanence un prêtre de Satan, expliquait-il, qui, en projetant d’occultes vibrations, régit l’action du mal dans le monde. » Il aurait dû nous suffire de renifler l’odeur de cette matière pour comprendre qu’elle était tout sauf un cadeau de la Terre. Nous allions vivre plus intensément à partir de ses réserves ; mais nous allions mourir plus sûrement encore des suites de l’extension de son règne – par les pesticides et les engrais azotés mais aussi toutes les guerres dont le pétrole était la source. Cette alliance avec le « prince des ténèbres » était la « raison d’état » de toutes les dernières grandes trahisons de l’Occident : depuis celle de Saddam Hussein en 1991 jusqu’à celle de Kadhafi en 2011. Elle serait également la mère de toutes ses défaites futures et la source de toutes ses désolations. Les larmes les plus amères sont versées sur des arnaques impunies.

 

La fin du monde a conçu un œuf clair. 2012, c’était maintenant ou jamais. Tout le monde en avait marre, de se survivre à toute espérance. Comme Justine dans Melancholia de Lars Von Trier, on ne commençait à revivre qu’à l’idée que ça n’allait pas durer trop longtemps. On pouvait presque recommencer à tomber amoureux, c’est dire. 2013, 2014, ça allait encore, nous étions en sursis, comme les personnages d’un mindfuck de M. Night Shalayan : nous vivions comme si le monde avait pris fin en 2012 mais que nous ne nous étions pas rendu compte. Mais à partir de 2015, ça a commencé à craindre vachement. Et depuis, comme les damnés de Dante, sans espoir, nous vivons en désir. La fin du monde a conçu un œuf clair. Ce qui a pu l’empêcher de terminer son embryogénèse, c’est la naissance d’un nouvel inachevé, repoussant la fermeture de notre cycle de manifestation. Ce qui a pu l’empêcher de s’imposer, c’est que nous avons inventé les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux ont repoussé la fin du monde.

« Nous leur montrerons Nos signes dans les horizons et dans leurs âmes. » Les shiites duodécimains disent que, si la venue du Ier Imam, Ali, correspond à la fin du cycle de la prophétie qui va de Abraham à Mahomet, le retour du XIIe Imam correspondra avec la fin du cycle du ta’wîl et de la walâyat (de l’exégèse et de l’initiation). C’est donc quand on aura fini par tout apprendre, tout comprendre, tout « interpréter », non seulement ce que Allah a écrit dans Le Coran, mais également dans ses deux autres « livres » remplis de signes que l’Islam shiite étudie avec patience : la Nature (soit le « Livre des Horizons ») et l’Homme (le « Livre des Âmes »). C’est une fois l’exégèse des Livres des Horizons et des Âmes achevée que le Mahdî sortirait de sa Grande Occultation et amorcerait la Grande Résurrection.

Or, on avait presque tout compris. La science avait épuisé le Livre des Horizons et la poésie le Livre des Âmes. Le grand art se fermait. Les meilleurs films étaient derrière nous, et peut-être même la plus belle chanson… Mais voilà : nous avons inventé le troisième livre de Dieu, le « Livre des Visages ». Nous avons inventé Facebook !

Nous avons inventé les réseaux sociaux, les forums de discussion, les sites officiels et non-officiels, les blogs, les selfies et les gifs animés. Nous avons inventé les clash, les buzz, les bad buzz, les fake news, les vidéos de commentaires de l’actualité et les lolcats. Nous avons inventé une matière imaginale si vaste et si folle, à mi-chemin du complètement nul et du parfaitement génial, qu’elle a repoussé la fin du monde par la production d’un nouvel inachevé. Le monde ne vit que de l’inachèvement de ses projections. Les traces de l’explication finale du monde – ou le grand livre sacré du recommencement – sont dans les grandes œuvres inachevées ou perdues. Elles sont l’invisible de l’œuvre visible de l’humanité, et la porte entrouverte des révélations sur le futur cycle de manifestation.

Et avec Internet, nous avons produit un texte sacré qui légitime notre survivance tant que nous n’en aurons pas produit une interprétation conséquente. Internet est la plus grande œuvre d’art populaire et collective du monde, et la moins paramétrable, la plus abyssale, la plus aberrante et absconse. Il n’existe toujours pas de chef d’œuvre à propos d’Internet et ce n’est pas un hasard. On ne comprend pas Facebook si on prend ce réseau social comme de la simple politique, un outil de contrôle gouvernemental ou une boite à caca. Facebook, c’est une espèce d’œuvre d’art ouverte, inachevée ou incompréhensible – un poème dans le genre de Mallarmé ou des Cantos d’Ezra Pound. C’est une énigme que l’humanité se pose à elle-même, quelque part entre l’élevage de poussière et la recherche de l’Absolu. 

Dans un reportage français sur Disneyland réalisé par Elisabeth Anteby, Philip K. Dick dit qu’un parc d’attraction est comme l’image d’un cerveau humain. « Il comprend différentes sections de son esprit : son enfance, son idée du futur, son idée du présent, et son idée de ce qu’un monde d’aventures serait, avec des crocodiles, des pirates, des cannibales... La complexité de cette « contrefaçon » indique la complexité de la réalité. La réalité n’est pas simple. Dessiner l’image du cerveau d’un seul homme, c’est créer un espace aux dimensions multiples, et aux temporalités superposées et diverses (…) Je suis venu ici en me disant que j’allais me balader dans un environnement factice et je me trouve pénétré de sa réalité. C’est comme une tragédie grecque, où les choses sont rejouées, des choses si terribles qu’on ne peut pas supporter d’y penser. Et le fait de les rejouer vous purge de ces choses terribles. Ces simulacres sont réels parce qu’ils fonctionnent. La réalité doit être définie comme fonction et non comme substance. »

Dick a du être suffisamment chamboulé par cette vision qu’il reprit l’image du parc d’attraction dans le synopsis de son roman inachevé, Le Hibou ébloui, qu’il avait commencé à ébaucher après La Transmigration de Timothy Archer et dont sa mort en 1982 a semble-t-il empêché la finalisation – à moins qu’elle n’ait transformé son roman en « notre » réalité. Dans Le Hibou ébloui, un vieux scientifique construit un parc de loisirs, sur le modèle des parcs Disney, qui reproduit le Berkeley du début des années 50. Pour s’épauler, il fait appel à un des plus puissants ordinateurs de la planète, chargé de faire fonctionner le parc. Mais la machine se rebelle contre le vieux scientifique et le piège dans son propre parc, en en faisant un lycéen et en le privant du souvenir de sa véritable identité. L’ordinateur joue ensuite avec le scientifique en lui donnant des problèmes qu’il doit résoudre. Lorsque le vieux scientifique réussit à résoudre la dernière énigme, il est libéré du parc, mais, au lieu de retourner dans le monde, il décide d’y rester, à l’image des boddhisattva, des hommes délivrés, « libérés-dans-la-vie », mais aidant les autres personnes enfermées dans celui-ci à en sortir.

Le parc d’attraction est une bonne image de notre vie en tant que celle-ci est « limitée et conditionnée » et qu’elle se referme sur nous comme les portes d’une prison, mais c’est surtout une extraordinaire image du monde tel que l’ordinateur nous l’a recraché à travers Internet. Depuis son arrivée, et surtout depuis la démocratisation de la fibre optique qui permit l’accélération des échanges, l’ordinateur est devenu le parc d’attraction dans lequel nous évoluons, qui nous a fait oublier notre véritable identité, a transformé tous les hommes en éternels lycéens sur un campus (regardez les intellectuels sur Facebook ou les hommes politiques sur Twitter) et surtout nous donne sans cesse des problèmes à résoudre… On peut voir cette dimension inquiète, à la fois comique et anxiogène, dans le moindre meme, le moindre gif. Les meme et les gif sont l’imaginal de notre inquiétude. Derrière chaque blague, il y a l’illustration d’une angoisse : l’impression de plus en plus vive depuis l’œuf clair de la fin du monde que la réalité est en train de se foutre de nous. On rit surtout pour se dire qu’on n’est pas dupe. On rire pour se convaincre qu’on sait pertinemment qu’on est sempiternellement le dindon de la farce de la réalité et que cela en change déjà le sens : un peu comme Groucho face à Chico dans les films des Marx, quand ce dernier est en train de l’arnaquer, et que Groucho en rajoute, qu’il renchérit sur l’escroquerie dont il est victime pour qu’elle prenne des proportions stratosphériques, cosmiques... Si on ne peut pas changer le monde, alors peut-être peut-on changer notre regard sur celui-ci.

 

Le gif animé « Confused Travolta », tiré de Pulp Fiction de Quentin Tarantino (1995), est une sorte d’archétype du genre. Alors que Vincent Vega, le personnage joué par John Travolta, entre dans le salon de Mia Wallace (Uma Thurman), cette dernière l’accueille en lui parlant par un interphone et, pendant une poignée de secondes, on voit le personnage la chercher en tournant la tête, un peu perdu, accompagnant son mouvement d’un léger geste de la main. Le gif a été utilisé pour la première fois, sans modification, le 17 novembre 2009. Contemporain de l’œuf clair, son premier détournement date de trois ans plus tard, le 6 novembre 2012, posté sur imgur par ILikeToWonkaMyWilly alors qu’il annonce qu’il doit chercher une poupée pour sa fille : on y voit le « Confused Travolta » perdu dans un supermarché. Ce post sera vu 2,8 millions de fois en dix jours. Depuis, des milliers de « Confused Travolta » ont été postés : ils interviennent dans n’importe quel situation, inclus au milieu de scènes de films ou pour commenter n’importe quel situation aberrante. Il y a même des cosplay du « Confused Travolta » ! « Confused Travolta » apparaît à chaque fois qu’il y a une situation qui nous plonge dans la confusion. On répond alors à la confusion par l’image de la confusion. « Confused Travolta », c’est l’homme d’après 2012.

De plus, c’est une image de la confusion qui est elle-même confuse. Le succès de Pulp Fiction s’est construit sur une base extrêmement improbable. Tarantino étant un cinéaste hyper-référentiel, derrière chaque plan, chaque réplique, il y a le souvenir, voire la citation, de quatre, cinq films méconnus dont il détourne les codes. Or, cette dimension citationnelle n’a pas entravé le succès de Pulp Fiction : au contraire, elle l’a amplifié. Les hommes riaient à des blagues dont ils n’étaient pas certains de saisir la source ; ils étaient sensibles à des signes dont ils savaient le sens perdu depuis longtemps.

Pulp Fiction est un film qui a vingt ans. Il doit partiellement sa légende au retour en grâce d’un acteur qui avait alors disparu depuis vingt ans (John Travolta). Et ce dernier était devenu célèbre à travers un film, Grease, reprenant, en 1978, un univers, des codes et une esthétique qui avaient eux-mêmes vingt ans... Dans Pulp Fiction, comme dans d’autres films de Tarantino, l’époque présentée y est rendue confuse par le fait que s’y accumulent les signes des époques passées et que ce sont ces signes qui sont mis en avant. Dans Pulp Fiction, Vincent Vega est décrit par Mia Wallace comme un « Elvis Man » alors qu’il l’emmène à une soirée rétro, dans un bar rejouant les codes des films passés… Archétype du parc d’attraction au sens de Philip K. Dick (soit, non l’image d’un présent quelconque, mais celle d’un cerveau humain, avec « son enfance, son idée du futur, son idée du présent, et son idée de ce qu’un monde d’aventures serait »), Pulp Fiction se déroule-t-il en 1995 ou en 1955 ? Et nous, sommes-nous aujourd’hui en 2018 ou dans les Etats-Unis de 1978 ? Si nous nous sentons comme des « Confused Travolta », c’est que, quelque soit notre âge, nous vivons comme des hommes du passé, basculés dans un monde dont les codes nous sont devenus incompréhensible ; un monde qui a cessé, un jour, de répondre à des règles lisibles par les hommes qui y habitent. Nous ne faisons pas corps avec ce monde ; nous y apparaissons comme le morceau d’un film qui y aurait été ajouté par un effet spécial.

Ce que le « Confused Travolta » nous dit sur nous-mêmes, c’est que le monde a bien continué depuis 2012. Le monde est en 2018. Mais pas nous. Nous, nous sommes émotionnellement perdus quelque part entre les années 50 et 2012 mais nous ne savons pas où. Nous sommes des Confused Hamlet face à un temps devenu tout Pulp Fiction. O destin funeste, pourquoi nous y avoir projetés pour le remettre en place ?