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Fresque de l'aéroport de Denver

Pourquoi y a-t-il François Fillon plutôt que rien ? On se souvient de la déclaration, d’un comique insoutenable, de Hollande à ses deux journalistes : "Fillon n’a aucune chance. Non pas parce qu’il n'a pas de qualités, il en a sans doute… Mais son rôle est tenu par Juppé. C'est-à-dire pourquoi voter Fillon, alors qu’il y a Juppé ? Il n’y aurait pas Juppé, je dirais oui, sans doute que Fillon est le mieux placé pour disputer à Sarkozy l’investiture. Mais il se trouve qu’il y a Juppé." Il avait tort mais il a raison. La politique aujourd’hui n’est plus qu’une question de cul posé sur une chaise. Si le mec a posé son cul sur cette chaise, "il y a" cet homme. Sa fonction est totalement distincte de celles de gouverner, de défendre ou de punir. Ce sont des types en trompe-l’œil. Ils sont là pour représenter une fonction qui a disparu depuis longtemps. "Il se trouve" qu’il reste toujours une vague illusion de perspective, puisqu'"il y a" des hommes pour la représenter.

C’est comme la running joke de la Rubrique-à-Brac de Gotlib : "Accroche-toi au pinceau, j’enlève l’échelle." La fresque murale en trompe-l’œil, c’est ce que produit la perspective quand on a retiré la peinture. C’est : accroche-toi à la perspective, j’enlève le style. Accroche-toi à l’illusion, j’enlève la beauté. Rien de plus laid qu’un trompe-l’œil. Rien de plus triste aussi. Mais un trompe-l’œil n’a pas besoin d’être beau, il n’a même pas besoin d’être gai, il lui suffit d'"être", c’est-à-dire de procurer l’illusion de la perspective. Si l’œil est trompé, alors le trompe-l’œil a rempli sa fonction. On ne lui en demande pas plus. Alors : "il se trouve qu’il y a trompe-l’œil" comme dirait Hollande. Nos hommes politiques sont pareils : ils n’ont pas besoin d’être bons, ils n’ont même pas besoin d’être intelligents : il se trouve qu’il y a des candidats.

Si les trompe-l’œil se mettent à proliférer en France sous Giscard puis sous Mitterrand, c’est parce que les politiques giscardienne et mitterrandienne étaient elles-mêmes des politiques en trompe-l’œil. L’un était une droite en trompe-l’œil (l’ordre sans la justice) et l’autre une gauche en trompe-l’œil (la morale sans le social) et elles allaient finalement fusionner en une seule forme, sarkozysto-vallso-hollandienne : la répression sans la sécurité. Et celle-ci n’a même pas besoin de trompe l’œil ou de fresque murale : c’est l’ensemble du pays qui est devenu un trompe-l’œil par l’intermédiaire d’une presse et d’une télévision intégralement indifférentes à la réalité.

Sarkozy a appliqué à la lettre la "nouvelle philosophie" (BHL, Glucksmann, Bruckner) en détruisant la Libye sous le prétexte de la libérer de son dictateur, Kadhafi, qui avait auparavant financé sa campagne. Il a révélé au grand jour le trompe-l’œil des "droits de l’homme" : en surface, on agite le hochet de la démocratie ; en profondeur, on multiplie les bombardements. Valls et Hollande, eux, ont accompli le néo-conservatisme à l’américaine. Ils ont accompli Bush : plus nous jouerons aux guerriers, plus nous mettrons notre pays en danger, et, à force de prétendre le protéger par l’état d’urgence, nous ne le placerons que davantage sous la menace terroriste. Il ne manque plus que la présidence de Marine Le Pen pour que le dernier trompe-l’œil explose en s’incarnant : l’"antisystème" qui masque le "système" suprême. Il ne faudra pas longtemps pour que le monde entier se souvienne de ce qu’il a toujours su et qu’il ne cesse d’oublier, à savoir que le repli nationaliste n’est jamais autre chose que la dernière carte du capitalisme, par laquelle le jeu s’arrête.

Mais cette dernière carte est elle-même illusoire : il n’appartient pas aux hommes de décider quand le jeu s’arrête. Plus les hommes politiques, débarrassés des masques de moralité qui les protégeaient de la détestation populaire, tentent d’entraîner l’humanité dans une spirale de mort, plus celle-ci retrouve en elle la puissance visionnaire originelle que les générations précédentes avaient perdue ou oubliée. Comme dans la Matinée d’Ivresse de Rimbaud : cela commence par la rustrerie, et cela finira par des anges de flamme et de glace. Bientôt nous verrons des lièvres faire des prières aux arc-en-ciels à travers des toiles d’araignées. Bientôt nous tirerons les barques vers la mer étagée comme sur les gravures ; bientôt les castors bâtiront et les mazagrans fumeront dans les estaminets. Mais nous n’en sommes pas encore là. Nous en sommes encore à la déploration de la mort de nos idoles d’hier (David Bowie, Prince, Leonard Cohen, etc.), quand ce n’est pas la commémoration interminable des révolutions d’avant-hier, en témoigne la phrase fameuse qui ne cesse de circuler sur les réseaux sociaux : "All my heroes are dead and my ennemies are in power." Nous en sommes encore à Hamlet. Nous hésitons devant l’action, parce que la conscience de ses conséquences possibles fait de nous des lâches.

Le trompe l’œil est là pour montrer quelque chose qui n’a jamais été vraiment caché. Ou plutôt pour indiquer : ici, autrefois, quelque chose a eu lieu, nous ne savons plus ce que c’est, mais nous nous souvenons que nous l’avons su autrefois, et que nous l’avons oublié. Ce qui s’inscrit sur les murs est de l’ordre du crime ancestral et de l’inéluctabilité du châtiment. Le trompe-l’œil est l’élément résiduel d’un traumatisme collectif : nous ne pouvons pas oublier, nous ne savons pas pourquoi mais nous ne pouvons pas avancer. Il y a encore ce rêve démoniaque qui nous déchire le cœur.

C’est d’ailleurs comme ça qu’il faut comprendre les fresques murales morbides de l’aéroport de Denver. Rappelons les faits : au début des années 90, les administrateurs de l’aéroport commanditent à un artiste, Leo Tanguma, une fresque sur les enfants et la paix dans le monde, et celui-ci, comme s’il était devenu la proie d’un fantôme affamé, s’abîme dans des images atroces d’indiens et d’africains morts, des espèces en voix d’extinction, des forêts en flammes, et une image immense de grande faucheuse traversant la Terre, occasionnant des destructions sans fin. La fresque est terrifiante mais elle apparaît néanmoins dans l’aéroport dès son ouverture en février 1995, malgré le caractère fou et absurde du projet. Les théoriciens du complot se trompent quand ils y voient, étalé au grand jour, le programme du Nouvel Ordre Mondial (un peu comme les Beatles auraient inscrit le secret de la mort de Paul McCartney dans les pochettes de leurs disques et les indices cachés dans les paroles des chansons). Ce que montre la fresque n’est pas un projet ; ça a déjà eu lieu. Le Colorado est la proie du cauchemar de l’extermination des indiens, et, à travers elle, l’ensemble des exterminations passées. L’Amérique ne peut pas avancer, elle est bloquée définitivement sur une dette qu’elle refuse de payer, et qui la ronge de l’intérieur comme un savoir viscéral, physique, qui n’accède jamais à la conscience. Et la France des trompe-l’œil est analogue au Colorado de l’aéroport de Denver : elle ne pourra jamais échapper à son crime originel, l'extermination des Cathares. Enfin, si Lyon est, plus encore que Paris, la terre promise des trompe-l’œil, c’est parce qu’elle est le lieu d’où Irénée a originellement élaboré le chef d’accusation des gnostiques.

Cette époque est sur le point de finir. Une fois assumé le deuil du magistère des héros de la culture pop qui incarnaient la continuité des communautés gnostiques comme le legs des traditions véhiculées par les nomades, nous n’aurons d’autre choix que de prendre possession de leur bâton de feu pour faire ressurgir les flammes de la vision retrouvée. Les poètes de notre passé étaient des tueurs de démons, mais, en nous épargnant cette tâche terrible, leur condition nous affaiblissait, car ils faisaient ce travail pour nous. Notre époque commence à l’instant même où leur force est partagée – et où, comme à la fin des "Garçons sauvages" ou de "Buffy contre les vampires", de "potentiels" que nous étions, nous sommes tous "activés" à la fois.

2017 : Révolution gnostique. Voici venu le temps des âmes incendiées.