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Théorie de l'Invisibilité
Paru en 1998

Contexte de parution : Vies Contemporaines

Présentation :

Première publication de Pacôme Thiellement dans le n°17 de Vies Contemporaines.


Cité(s) également : plusAlexandre Dumas, menu_mondes.pngBeatlesmenu_mondes.png, Captain Beefheart, Cézanne, Charles Baudelaire, Emily Dickinson, Gérard de Nerval, Gilles Deleuze, Guy Debord, Léon Bloy, Louis Armstrong, Martin Heidegger, Michel Foucault, N. Senada, Norbert Wiener, Peggy Lee, Pixies, Rainer-Maria Rilke, Remedios Varo, menu_mondes.pngResidentsmenu_mondes.png, Snakefinger, Spice Girls, Thomas Pynchon, Victor Hugo, Werner Heisenberg, William Burroughs




En 1948, Norbert Wiener publie un ouvrage nommé Cybernetics. Ce livre est, selon son auteur, consacré à l’étude d’un aspect nouveau du problème de la transmission et de l’importance de celle-ci chez l’être vivant et la machine. Le mathématicien américain y présente une notion nouvelle dans la théorie de la communication : le feedback. Wiener ne pense pas, à la différence de ses prédécesseurs dans le domaine des philosophies du langage, que le système de communication part d’une source pour arriver, de façon linéaire, à son destinataire. Pour lui, émetteur et récepteur forment une boucle. Une action est toujours une réaction à quelque chose. La communication est pensée comme un système circulaire : « Apprendre est essentiellement une forme de rétroaction, par laquelle le modèle du comportement est modifié par l’expérience qui précède. La rétroaction est le guidage d’un système par la réintroduction dans le système lui-même des résultats du travail accompli. » La fonction du feedback est de contrôler la tendance de la machine ou de l’organisme vivant au dérèglement, à l’accroissement du désordre.

La cybernétique se présente dès lors comme une méthode de connaissance étudiant l’information comme mesure d’organisation. « Vivre efficacement, dit Wiener, c’est vivre avec une information adéquate. » C’est une mesure qui s’oppose à l’entropie thermodynamique comme mesure de désordre. « Dans le domaine de la régulation et des communications, explique Wiener, nous luttons perpétuellement contre la tendance de la nature à détériorer l’ordonné et à détruire le compréhensible. » Si, à la suite de Gibbs, Wiener estime que l’univers « comme un Tout » tend à se délabrer, il pense néanmoins qu’il existe des « enclaves locales dont l’évolution semble opposée à celle de l’univers en général, et dans lesquelles se manifeste une tendance limitée et temporaire à l’accroissement de l’organisation. »

Les briques logiques simples qui définissent la cybernétique sont au nombre de cinq :
1) Le flux d’information
2) Le feedback
3) L’émetteur, qui envoie de l’information et agit ainsi sur l’environnement
4) Le récepteur, qui intègre l’information depuis son environnement et renvoie le feedback
5) Enfin, une boîte noire, dont on ne soucie pas du contenu, mais dont on déduit la fonction à partir de ce qu’elle reçoit comme de ce qu’elle envoie par l’intermédiaire de l’émetteur (qui officie comme porte de sortie de la boîte noire) et du récepteur (qui officie, lui, comme porte d’entrée).

Les caractéristiques étudiables d’un système cybernétique sont dès lors : le retard, la constante de temps, la réponse en fréquence et le gain.

« Quand je donne un ordre à une machine, en déduit Wiener, la situation ne diffère pas fondamentalement de celle qui se présente quand je donne un ordre à une personne. » Ainsi, en conclusion de son étude, et malgré ses déclarations mesurées sur la légitimité éthique de remplacer le pouvoir humain par celui d’un ordinateur (Wiener craint notamment une guerre mondiale déclenchée par un robot trop puissant), l’auteur peut dire que la langue n’est pas une caractéristique de l’homme mais une « capacité qu’il partage jusqu’à un certain degré avec les machines qu’il a développées. » Martin Heidegger commente cette phrase dans une conférence prononcée à Marbach devant un public d’ingénieurs, le 18 Juillet 1962 : « Une telle proposition est possible si l’on admet que le propre de la langue est réduit, c’est-à-dire rétréci, à la production de signes, à l’envoi de messages. »

Norbert Wiener est le père des ordinateurs et des multiples réseaux d’information d’aujourd’hui. Et si la langue est dans son système simplifiée à la production de signes ou à l’envoi de messages, c’est que l’accent porte d’abord sur l’immédiateté de la réception, vérifiée par la vitesse et l’intensité de réaction du destinataire, mesure de son effectivité dans le temps. Heidegger voit dans ce rétrécissement des possibilités du langage les effets d’une violence métaphysique sans précédent : « C’est parce qu’elle se développe en des systèmes de messages et de signalisations formelles que la langue technique est l’agression la plus violente et la plus dangereuse contre le caractère propre de la langue, le dire comme montrer et faire paraître le présent et l’absent, la réalité au sens le plus large. » C’est également après la lecture des thèses de Norbert Wiener que Heidegger en viendra à la formule, devenue proverbiale, selon laquelle la cybernétique serait l’« achèvement de la métaphysique ».

Toutes les nuances auquel le jeu de la parole peut se prêter, c’est-à-dire les variations de signification dans la parole prononcée, sont abolies dans le langage technique en faveur d’une stricte répartition entre information et entropie, c’est-à-dire entre facteur d’ordre (application d’une signification) et facteur de désordre (que ce soit par la méprise, le contre-sens volontaire, l’incompréhension ou l’hermétisme). Dans cette optique, l’homme ne peut guère plus entendre qu’une langue de communication dont deux valeurs peuvent facilement être dégagées : la transparence et le consensus. Et c’est de cette définition de la parole qu’une nouvelle définition de l’homme peut découler : un homme dont l’activité est scindée entre l’opérationnel et le non-opérationnel, un homme défini alors par sa productivité effective, son rôle dans la société en tant que force de parole tout autant que force de travail, une définition partagée par les conceptions qui fondent les sociétés modernes. « Si, allant dans le sens de la domination de la technique qui détermine tout, ajoute Heidegger, l’on tient l’information pour la forme la plus haute de la langue à cause de son univocité, de sa sûreté et de sa rapidité dans la communication d’informations et de directives, alors en résulte la conception correspondante de l’être-homme et de la vie humaine. » Et si le langage est un fond aussi utilisable que la Terre, si ses habitants sont soumis à la plus grande transparence, alors cette nouvelle répartition des forces est clairement au service de ceux qui gouvernent notre langage, de ceux qui décident du sens de nos énoncés. Soit, selon William Burroughs : « Qui vous programme, qui décide s’il faut play-back dans le temps présent, qui choisit les bandes, qui play-back votre vieille humiliation vos vieilles rancœurs et faillites en vous retenant dans un temps préenregistré et fixé d’avance. »

 

Le système métaphysique et politique qui fonde notre époque, William Burroughs l’appelle : le contrôle. Et, dans son sillage comme dans celui de Michel Foucault, Gilles Deleuze reprendra le nom de contrôle pour définir les sociétés modernes, telles qu’elles se substituent progressivement aux sociétés disciplinaires à partir de l’après-guerre et deviennent vraiment visibles après le premier choc pétrolier. Le monde des sociétés de contrôle est un monde où l’entreprise a remplacé l’usine, définie par une « modulation de chaque salaire, dans des états de perpétuelle métastabilité qui passent par des challenges, concours et colloques extrêmement comiques. » (Deleuze) C’est le monde de la formation permanente, de la communication instantanée, du contrôle continu et de l’atermoiement illimité : « Dans les sociétés de discipline, rappelle Deleuze, on n’arrêtait pas de recommencer (de l’école à la caserne, de la caserne à l’usine), tandis que dans les sociétés de contrôle on n’en finit jamais avec rien, l’entreprise, la formation, le service étant les états métastables et coexistants d’une même modulation, comme d’un déformateur universel. » Le mode de fonctionnement, presque inévitable, des sociétés de contrôle est de paralyser la détermination de l’être humain afin de l’employer efficacement comme machine à répéter des phrases serinées. Ôter la richesse d’interprétation au cœur même de la langue – de voilement comme de dévoilement – est nécessaire au modus operandi de ce contrôle à distance.

Les deux maladies socialement transmissibles très évidemment engendrées par cette méthode, et qui trouve son assise métaphysique dans le déploiement du langage binaire, sont indubitablement le stress et la dépression, le stress étant le symptôme de l’efficacité comme maladie et la dépression étant le symptôme de l’incapacité de l’être humain à se soumettre efficacement au travail exigé. Les caractéristiques de cette auto-représentation mondiale sont la désinhibition de l’action et l’optimisme obligatoire. Et le culte de l’improvement entraîne nécessairement la détestation et la traque de la dépression sous toutes ses formes. À cet égard, les critères établis par le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders américain sont particulièrement significatifs. Le dépressif doit présenter au moins cinq des neuf symptômes suivants pendant une durée de deux semaines : 1) humeur triste ; 2) manque de plaisir ou d’intérêt ; 3) modification involontaire du poids ; 4) troubles du sommeil ; 5) problèmes dans la prise de décision ; 6) agitation ou ralentissement du comportement ; 7) sentiment de fatigue ; 8) sentiment de culpabilité hypertrophiée ; 9) idées noires. Soustrayez de la psyché humaine tous ces sentiments et vous comprendrez de quoi est composé le rêve américain, un rêve qui est désormais le cauchemar de tout le monde : 1) sourire de façade ; 2) goût facile (voire mauvais) ; 3) jogging ; 4) sommeil du juste ; 5) absence totale de scrupules ; 6) comportement stable ; 7) pas d’excès ; 8) impunité en toutes choses ; 9) vœux pieux sur le reste. À l’aune de cette vision, nous pouvons percevoir notre monde pour ce qu’il est : un cauchemar, un rêve au sens organique du mot, doté d’une logique monstrueuse ; une suite d’événements hétéroclites et grotesques où reviennent cependant quelques lieux clés interchangeables et modulables : l’appartement, l’hôpital, la prison, aux parois de séparation de plus en plus fines. Comme l’écrit encore Burroughs : « La planète entière s’est développée en identité terminale de capitulation totale. » Que « the pursuit of happiness » ne fasse pas le bonheur, que la décision de mettre en avant les valeurs « saines » de l’émulation et de la compétitivité soit fondamentalement contre-productive – et même celui du recommencement à zéro, un cliché du cinéma américain (il n’y a qu’à voir tous ces films où un homme, mis en échec dans son travail, passe par un moment de déprime, puis repart et finit par réussir socialement et affectivement) – bref : que cette abondance d’optimisme obscène puisse avant tout engendrer des hordes de dépressifs, des kyrielles de malheureux, d’abandonnés et d’humiliés, voilà ce que nous sommes aujourd’hui obligés de reconnaître. À une époque où la propagande médicale vitaliste n’a jamais été aussi forte, et aussi relayée médiatiquement, il faut se rendre à l’évidence : il n’y a rien de pire qu’un monde qui veut nous faire du bien de force. Il n’y a rien de pire qu’un monde qui nous répète que pour aller bien, il faut nous forcer à aller bien.

Face au contrôle, William Burroughs convoque dans plusieurs de ses textes (romans, essais et même un manifeste) une Génération Invisible susceptible de mesurer le caractère pré-enregistré de ses affects. Celle-ci, par un travail de sape sur le modus operandi de l’enregistrement, serait capable en retour de maîtriser ses propres bandes : « Écoutez les bandes du temps présent et vous commencerez à comprendre qui vous êtes et ce que vous faites ici mélangez hier avec aujourd’hui et entendez demain tout votre avenir surgira des vieux enregistrements vous êtes un magnétophone programmé fixé standardisé. C’est la génération invisible il ressemble à un chef de service d’une agence de publicité à un universitaire à un touriste américain votre couverture n’est pas importante pourvu qu’elle vous couvre effectivement vous laissant toute liberté d’action. » Si Burroughs annonce alors une telle mutation anthropologique, c’est également dans la mesure où nous tentons de comprendre l’invisible, c’est-à-dire le non-perçu, comme mode de dévoilement phénoménologique d’une œuvre d’art ou d’un poème. Comme le rappelle encore Burroughs dans un entretien avec Gérard-Georges Lemaire : « Ce qui apparaît difficile quand Cézanne commence à peindre devient progressivement très accessible à tout le monde. »

Cependant, nous devons ajouter que, une fois intégré culturellement, le non-perçu originaire devient à nouveau invisible par habitude et ne se distingue plus des modes de perception ordinaire du suppôt. Le mystérieux n’est d’abord pas perçu, et, ensuite, n’est plus perçu. Quand, alors, une œuvre d’art ou un poème sont-ils perçus ? Sont-ils seulement perçus un jour ? Ne serait-ce que soupçon, rumeur, bruit qui parcoure la matière sonore de notre pensée ? Passons-nous notre vie à oublier ce que nous n’avions pas remarqué et que nous ne remarquons plus parce que nous le croyons l’évidence ? Et nous-mêmes, posant la question, nous oublions, car nous sommes sans cesse plongés dans le sommeil et les jours de l’année s’obscurcissent.

 

Quarante ans après Norbert Wiener, Caméo Mephen-Little et Terry Zgeg-Gueiro feront usage d’une notion qui ressemble à première vue à celle, capitale dans la cybernétique, de transparence : la notion d’invisibilité. Mais à première vue seulement. En réalité, cette dernière s’y oppose et lui répond du tout au tout. Le concept privilégié de la Théorie de l’Invisibilité est celui du secret. Parmi les modus operandi de son praticien, on peut noter l’anonymat, la pseudonymie et l’élaboration de généalogies imaginaires. Enfin, si elle trouve quelques unes de ses sources dans la lecture des œuvres de Heidegger, Deleuze ou Burroughs, sa première et plus marquante influence est la Théorie de l’Obscurité de N. Senada, le maître secret des Residents, rencontré par ces derniers en 1969 par l’intermédiaire du guitariste anglais Snakefinger. Cette théorie peut d’ailleurs se résumer à une idée dont toutes les autres découlent : celle qu’un artiste fait son meilleur travail dans l’ombre, sans l’influence d’un public quelconque. Lorsque celui-ci vient à la lumière éclatent des conflits d’ego entre lui et ses pairs ; et les nécessités financières attendent des solutions immédiates, qui viennent nécessairement perturber les questions artistiques. La transparence de message ou de personne risque d’être une entrave au soin du travail, qui nécessite un large champ d’action préservé par la pénombre.

Car qu’est-ce qu’un succès populaire ? C’est avant tout un événement inattendu, une rencontre entre une énergie singulière et un grand nombre de sensibilités éparpillées dans la société, sensibilités auxquelles cette énergie semble, mystérieusement, répondre. C’est, si l’on veut, une espèce séculière de miracle. Mais, pour un vrai succès populaire, arrivant à côté de tout ce qui était attendu et même prémédité (Chaplin, Picasso, Louis Armstrong, les Beatles), combien de succédanés, combien de produits de substitution fabriqués en vue de satisfaire une demande préfabriquée, marchandés à coups de slogans publicitaires, de monopolisation des espaces de visibilité dans les centres de consommation culturelle, et de matraquages de toutes sortes ? Il ne faut jamais confondre un succès populaire et un succès commercial : c’est même, en termes énergétiques, des forces absolument contraires. Le succès populaire se caractérise en ce qu’il ouvre une brèche, un espace de nouveauté et de fraîcheur dont les conséquences sont toujours extra-culturelles. Le succès populaire modifie les manières de voir, de vivre et de penser, tandis qu’un succès commercial se contente de conforter une manière de vivre et de penser qui lui préexistaient. D’un côté la vie s’enchaîne et se stabilise dans une servitude sans fin, de l’autre souffle non seulement l’air libre, mais un vent de bourrasque ; d’un côté, le charme de la culture humaine est aseptisée pour laisser la place à la platitude vulgaire ; de l’autre, la vie la plus imprévisible est confrontée quotidiennement à sa récupération possible, qu’elle conjure et exorcise en redoublant d’originalité. Et il n’y a pas à établir de critères de hiérarchie entre les grands artistes populaires et les grands artistes méconnus (ceux qui ont « perdu » au jeu de la notoriété, de la gloire anthume, comme déjà Nerval et Baudelaire face à Victor Hugo et Alexandre Dumas). Mais il faut reconnaître que les forces avec lesquelles ils sont amenés à travailler sont d’une nature différente et que les conséquences en sont notables – notamment sur la psyché des artistes eux-mêmes, qui doivent affronter le suprême danger : l’amertume.

« Dieu est mort, écrit Nietzsche, mais, telle est l’espèce humaine, il y aura peut-être durant des millénaires des cavernes où l’on montrera son ombre. Et nous – nous aurons encore à vaincre son ombre ! » Le succès public est une des ombres de Dieu ; la réussite sociale en est une autre ; il y a tant d’ombres de Dieu... Ne pas rencontrer le succès, ne pas atteindre un certaine seuil de visibilité est aujourd’hui comparable à une faute ou un pêché, ce qui explique que cette absence engendre le désespoir. Mais ce désespoir peut et doit être créateur de nouvelles formes de vie. Ce désespoir doit être un point de départ et non un point d’arrivée.

C’est à l’écoute de la Théorie de l’Obscurité de N. Senada que les Residents décident de ne jamais présenter leurs visages et identités au public et de vivre comme une entité abstraite, les « Habitants ». Les Residents sont bien ceux qui résident, mais ils ne résident nulle part. Ils ne sont pas exilés ou expatriés. Ils vivent en Amérique, mais cela ne veut pas dire qu’ils y habitent. Cela tient à l’époque même où la musique des Residents vient parler : c’est-à-dire dans une phase très avancée de l’industrialisation moderne. Aux prémisses de celle-ci, Rainer-Maria Rilke pouvait écrire : « Pour nos grands-parents encore, une « maison », une « fontaine », une tour familière, voire même leur propre habit, leur manteau, étaient infiniment plus – infiniment plus rassurants ; presque chaque chose était un réservoir dans lequel ils trouvaient quelque chose de l’homme, dans lequel ils amassaient de l’humain. À présent, d’Amérique, proviennent et s’accumulent des choses vides et indifférentes, des pseudo-choses, des trompe-l’œil de la vie… Une maison, au sens américain, une pomme américaine ou un raisin de là-bas n’ont rien de commun avec la maison, le fruit, la grappe dans lesquels l’espoir et la méditation de nos ancêtres avaient passé… »

On peut ajouter que l’instrument principal de l’esthétique musicale des sociétés de contrôle est le synthétiseur, synthétiseur qui reproduit implacablement l’apparence des sons des instruments, en aplatissant toutes leurs aspérités, leur dimension, faisant d’un souffle complexe un simple indice, un chiffre réduisant policièrement le corps des instruments à leur identité. Au synthétiseur s’adjoint la boîte à rythme, qui détruit la pulsation et la régularité relative du meilleur batteur en le subtilisant au beat impitoyable de la machine (la boîte à rythme est l’instrument militaire le plus raffiné de la joie armée – « Je n’aime pas les marches militaires parce qu’elles ressemblent à de la musique disco » disait Captain Beefheart). Ces synthétiseurs, tout le long des années 1980, les Residents les feront hurler, pleurer, gémir en tant que tels, et indépendamment des instruments qu’ils sont supposés simuler. Ces boîtes à rythme, ils les mettront en pièces avec une joie terrifiante, afin de donner tous ses droits au désert.

La politique urbaine nous le montre : les hommes sont rangés comme des objets dans des boites. Ils finissent par penser de manière analogue : rangeant les opinions dans des boites, prêtes à être ressorties sur tel ou tel point traité. Tout est peut être rangé : des films préférés dans des cassettes vidéos aux personnes rencontrés, dans des cases sociologiquement établies (et même par une sociologie sauvage). Le langage même devient de plus en plus géométrique. On déplore de ne pas réussir à se ranger, de n’être pas assez carré. Mais la réinsertion dans des logements plus naturels n’est pas la solution à ce problème de plus en plus accru. Il ne suffit pas de vivre dans une ferme pour habiter le monde. Il faut au contraire éprouver ce déracinement comme ce qui nous est propre, car ce nulle part est bien notre lieu originaire. Des poètes ayant enduré cet exil général des êtres humains (Hölderlin, Nerval, Rimbaud, Emily Dickinson) aux chanteurs ayant porté cet exil par leurs chants (les Beatles, Peggy Lee, les Residents, les Pixies), tous ceux qui ont tenté le risque d’endurer la spécificité de notre époque ont choisi de n’être nulle part et de le chanter, afin de porter la vérité de ce nulle part par leur chant. L’espace habité par les Residents n’est que le cirque itinérant, le Freak Show où chacun vient présenter son anomalie et où personne ne rie quand ça s’arrête. L’éthique des Residents est résumée par le titre de leur second album, à la sortie longtemps ajournée : Not Available. Indisponible. Mais qu’est-ce qu’être indisponible ?

Les Residents ont non seulement chanté cette indisponibilité de l’habitation à l’homme en explorant ce nulle part, ils ont également chanté l’indisponibilité de l’homme à l’homme en privilégiant la figure du freak, du weirdo ou du célibataire. Car, si les exilés sont en exil dans leur propre pays, les solitaires peuvent bien vivre avec une femme, des enfants, des amis, ils restent des célibataires. Les solitaires peuvent faire l’amour avec quelqu’un, ça continue à ressembler à de la masturbation. Ils peuvent s’essayer à la compassion, ça continue à être de la complaisance. Ca n’est pas faute d’essayer, mais, essayer, ça reste rater. Parce que l’essai est une forme de volonté connaissant sa violence, toute volonté lucide quand à la violence essentielle du vouloir, rate, à proprement parler, son essai. Il y a toujours quelque chose qui fait écran entre le solitaire et les autres, ne serait-ce que la plus mince pellicule d’espace-temps, opérant soudain comme une stratégie d’empêchement. La question des Residents – déjà en germe dans la chanson des Beatles Eleanor Rigby – est celle du célibataire. Que veut-il de la vie ? Qu’a-t-il désiré qui n’est pas arrivé ? Qu’est-ce qui a bien pu déraper ? Mais, si les Beatles sont allés très loin dans les chansons de solitude et de déprise, les Residents ont épuré leur représentation jusqu’à l’exil, le ratage et, finalement, l’indisponibilité. Ainsi leur chant de gloire, The New Hymn : « Nous avons quitté nos vies / Nous avons quitté nos terres / Nous avons laissé derrière nous / Tout ce que nous comprenions » Fidèle à sa théorie, Nigel Senada disparût de l’histoire des Residents vers la fin des années 70. Ses amis ont émis l’hypothèse que, passionné par la musique eskimo, il était allé vivre en Alaska. On apprendra officiellement sa mort en 1993.

 

Toutes et tous atteignent des degrés variables de dissolution dans les rumeurs de la foule, mais nul n’a jamais acquis une diaphanéité inquiétante et ironique comparable à celle de Thomas Pynchon. Derrière ses livres signés circule une rumeur, un bruit, une impression de déjà-vu. Si il y a chez Guy Debord, par exemple, une revendication derrière l’anonymat, un mécanisme de défense biopolitique contre le dépeçage multimédiatique et une volonté consciente qui peut tourner parfois à l’auto-parodie (l’album-photo posthume Panégyrique vol. 2), la disparition pynchonienne ressemble davantage à une mauvaise blague, morne et méchante, accentuée encore par son clinamen : son apparition vocale dans un épisode des Simpsons où son personnage apparaît avec un sac en carton sur la tête. Thomas Pynchon, l’auteur des livres aux conclusions les plus indécidables du monde, est la dernière personne que l’on pourrait interroger sur Dieu, à qui l’on pourrait demander son avis sur la politique contemporaine ou les Spice Girls. Ses livres mêmes sont des poissons solubles. Leur sens du détail contribue d’ailleurs inexplicablement à une sensation de disparition imminente, une possibilité d’anéantissement définitif dans l’impitoyable cendrier du Temps. 

Dans le second roman de Thomas Pynchon, Vente à la criée du Lot 49, l’héroïne, Œdipa Mass, apprend qu’elle a été choisie comme exécutrice testamentaire d’un de ses anciens amants, un magnat de l’immobilier dont le legs réside en une mystérieuse collection de timbres. Mais la découverte d’une image de cor bouché dans les toilettes du bar Le Scope la plonge dans une enquête sur la possibilité d’un réseau de dissidents dans la communauté de San Narcisso. Existant depuis 200 ans, ce réseau s’appellerait W.A.S.T.E., soit « We await silent Trystero’s Empire », formule invoquée par The Courier’s Tragedy de Richard Wharfinger, un incunable du corpus théâtral jacobéen concernant un héros déshérité qui aurait tenté à plusieurs reprises d’assassiner le maître des postes du prince d’Orange pour contrôler la communication entre les royaumes. Tout se passe alors comme si Œdipa, comparable à l’humanité lors de l’acquisition du langage, acquérait d’un seul coup un immense domaine et son plan détaillé, avec la notion de leur relation réciproque, mais devait alors passer un temps infini à apprendre quels symboles déterminés du plan coïncidaient avec les différents aspects du domaine.

Dans un passage du roman, confrontée au tableau Bordando el Manto Terrestre de Remedios Varo, Œdipa comprend que ce qui la sépare du monde où elle désire s’immerger est d’ordre magique : « On pouvait voir un groupe de frêles jeunes filles aux visages en forme de cœur, avec des yeux immenses, des cheveux d’or filé, elles étaient prisonnières au sommet d’une tour circulaire, et elles brodaient une sorte de tapisserie qui pendait dans le vide par une meurtrière, et qui semblait vouloir désespérément combler le vide : car toutes les maisons, toutes les créatures, les vagues, les navires et toutes les forêts de la Terre étaient contenues dans cette tapisserie, et cette tapisserie, c’était le monde. »

Cette allégorie peut opérer comme une réponse à la cybernétique comme à sa critique. Le monde excède toujours ce que l’on sait de lui ; mais il ne l’excède que comparativement à ce que l’on est encore susceptible d’en connaître, à savoir les limites intrinsèques de la tapisserie que l’on est en mesure de broder dans le but de l’aborder. Si le monde est toujours potentiellement plus grand que nous, il faut encore que nous soyons à même d’actualiser cette possibilité dans la perception que nous avons de lui. Le monde que nous posséderons n’aura jamais une taille supérieure à la tapisserie que nous brodons depuis notre prison : il sera bâti sur notre patron, s’éparpillant dans les multiples sens attribuables à chacun des mots employés pour le définir. « Projetterai-je un monde ? » est la question que se pose Œdipa Mass (et avec elle tout lecteur – Œdipa Mass et le lecteur du roman sont, en fait, une seule et même personne). Ajoutons que le roman de Pynchon, traitant d’un service postal vivant en marge des institutions, peut se comprendre comme une métaphore anticipée des messageries libres d’Internet, l’ambiguïté toute pynchonienne étant que ce service prétendument anarchiste que suppose Œdipa est peut-être parfaitement inventé de toutes pièces et contrôlé par le démoniaque et énigmatique Pierce Inverarity, qui possède plus de la moitié de la ville et se trouve être également un puissant actionnaire de la société Yoyodine (par laquelle le courrier passe, prétendument « en douce »), société directement impliquée – dans le précédent roman V. – dans le projet de remplacer le genre humain par des automates, comme dans la technologie militaire. Ici, comme dans la cybernétique de Norbert Wiener, le contrôle se drape sous les espèces de la transparence. Et la ligne de démarcation tracée par les romans de Pynchon entre les vivants (les paumés, les joyeux, les prétérites) et les morts (les tyrans, les pervers, les nazis et les nixoniens), apparaissant comme un renouvellement quasi-deleuzien des notions de gauche et de droite, tient à cette sensation fondamentale : les vivants savent toujours que le monde excède ce que l’on sait de lui, les morts pensent que le monde est ce qu’ils en connaissent et ce sur quoi ils peuvent exercer leur pouvoir. Et c’est là que l’Ange de Rilke se dresse pour nous : « créature en qui apparaît déjà parfaitement achevée la transformation du visible en invisible à quoi nous nous employons. » Les Elégies de Duino comme les Sonnets d’Orphée deviendront des éléments rythmiques systématiques de L’arc-en-ciel de la gravité : ils seront à Pynchon ce que les poèmes d’Hölderlin sont aux essais de Martin Heidegger : à la fois base et sommet, point de départ d’un développement et acmé d’une projection. « La terre, écrit Rilke, n’a pas d’autre issue que de devenir invisible ; en nous qui par une partie de notre être participons de l’invisible, qui en sommes (pour le moins) de petits actionnaires et qui pouvons accroître notre richesse en invisibilité au cours de notre séjour ici – ce n’est qu’en nous que peut s’accomplir cette intime et durable métamorphose du visible en invisible… » Devenir invisible devient, dans les romans de Thomas Pynchon, le tour, magique & mystérieux, qui permet à ses héros de retrouver le sens de la Terre, l’Immensité.

 

Deux futurs professeurs d’Université Française, tous deux d’origine uruguayenne, se rencontrent en 1995 lors de leur maîtrise de lettres modernes. C’est en Sorbonne, sous la direction du professeur Eric Bensoussan. Le premier s’appelle Terry Zgeg-Gueiro ; le second, Caméo Mephen-Little.

L’année suivante, après une amitié composée pour l’essentiel de très longues conversations impersonnelles et de parties d’échec, ils déménagent et vont vivre chacun dans une ville de province différente : Bourges pour Mephen-Little et Boulogne-sur-Mer pour Zgeg-Gueiro. Très vite, ils s’écrivent. D’abord, des lettres, puis des mails, couvrant n’importe quel sujet, de la nourriture japonaise aux sociétés secrètes chez Balzac, du Livre des Morts égyptien aux épisodes du Monty Python’s Flying Circus. À la lecture de ces lettres, on s’aperçoit que Mephen-Little use régulièrement de termes comme « indisponible », « obscur » et même « spectres inutiles » (une allusion à une nouvelle de Léon Bloy sur les jeunes hommes fauchés par la guerre de 1870). Une missive particulièrement enflammée de Mephen-Little fait référence au « dieu-ombre » des Residents. Dans une autre, pour remercier Zgeg-Gueiro de son accueil à Boulogne-sur-Mer lors d’un colloque sur Burroughs, il écrit : « Merci pour votre ghospitalité, votre G.I., Caméo. » Nous ne savons pas exactement l’origine du petit nom ironique, « Gentleman Invisible », que se donnaient Mephen-Little et Zgeg-Gueiro l’un à l’autre, mais nous pouvons supposer qu’il s’agit d’une sorte de code d’honneur développé en Université. Leur égale fascination pour les romans de la Table Ronde pourrait expliquer la nécessité de se bâtir un programme éthique auquel il ne faudrait déroger sous aucun prétexte. Dans un carnet d’Université, pendant un cours probablement bien ennuyeux, Mephen-Little avait écrit : « Est consacré Gentleman Invisible une entité détachée du jeu des forces du Monde comme de toute pulsion religieuse vis-à-vis des images : de rejet ou d’idolâtrie. C’est pourquoi il se considère simplement comme un « errant ». Est intitulé Gentleman Invisible une individualité qui ne fait pas cas de sa propre représentation. Il peut à loisir la diffuser, la pervertir, l’oblitérer, l’oublier. Est décrété Gentleman Invisible un intellectuel dont le plus grand sérieux n’omet jamais l’humour, l’ironie et la mystification, comme faisant partie intégrante de ses démonstrations. C’est ainsi que le plus sérieusement du monde il s’exerce aux « calculs d’improbabilité ». Est absolument compris comme Gentleman Invisible le héraut d’une nouvelle lecture de l’art, renvoyant à la déréliction la séparation entre culture populaire et culture académique. Car le Gentleman Invisible est le dandy chevaleresque idéal de notre époque barbe. »

On note dans la définition de Mephen-Little une analogie évidente avec le Garçon Sauvage de William Burroughs : « Sans nom ni nombril, il a effacé le concept d’identité. » Quant à l’idéal chevaleresque présent dans cette courte définition, on la retrouve également dans la dérive des situationnistes : « La formule pour renverser le monde, écrivait Debord, nous ne l’avons pas cherchée dans les livres, mais en errant. C'était une dérive à grandes journées, où rien ne ressemblait à la veille ; et qui ne s’arrêtait jamais. Surprenantes rencontres, obstacles remarquables, grandioses trahisons, enchantements périlleux, rien ne manqua dans cette poursuite d’un autre Graal néfaste, dont personne n’avait voulu. » Reste encore à savoir quel sera le modus operandi de son expression, le champ qu’il décidera d’investir pour parfaire son initiation et rendre opératoire sa pensée.

Survient alors en mars 1996 un événement qui aura pour nos deux amis une importance capitale. Un de leurs collègues d’université, Jules Q. Cacoreva, décide d’organiser une cabale contre Eric Bensoussan, prétextant que ses cours sont inutilement hermétiques, et nuisent aux résultats escomptés de la part des étudiants en fin d’année. Réclamant tout d’abord une règle interne précisant l’étude concentrée d’au moins un chapitre par heure, et non, comme l’amphigourique Bensoussan, parfois près de cinq heures à déployer la multiplicité des sens contenu dans une seule phrase, et cette demande ayant été rejetée par le comité directeur de l’Université, Cacoreva décide de calomnier Bensoussan en affichant dans les couloirs de l’Université des affiches insultantes, le décrivant comme un « con » et un « sacré fils de pute ». Alors que Zgeg-Gueiro s’insurge contre cette chasse au sorcière contre leur maître, et compte faire arrêter Cacoreva pour injure, Mephen-Little refuse d’intervenir juridiquement dans une querelle qui l’affecte pourtant terriblement.

« Le recours pour injure n’est évidemment pas très intelligent, écrit Zgeg Gueiro dans un mail daté du 5 mai 1996, mais, d’un autre côté, faut-il laisser impunément des universitaires tenir de tels propos sans broncher ? Je ne crois pas que de tels recours « radicaliseraient » la petite coterie cacorevienne. Dire cela, c’est montrer qu’on a fini par marcher dans la stratégie de Cacoreva, qui cherche à rendre ses opinions respectables. Et il y est très bien arrivé. Le discours conciliant qui consiste à dire qu’il faut laisser s’exprimer toutes les tendances, ça me fait penser à l’aveuglement de Chamberlain, le premier ministre anglais en 39 : « M. Hitler est un gentleman, il veut la paix comme nous tous. Il m’a écouté avec attention... » J’ai été amené à m’intéresser au climat culturel et intellectuel d’avant la guerre en Allemagne, j’en sais peu, mais ce qui est certain c’est qu’il y a de très grosses ressemblances avec la situation dans l’Université aujourd’hui... Cacoreva, N.S.D.A.P., mêmes techniques, même combat... Évidemment que toutes les opinions peuvent s’exprimer dans un pays de droit et de liberté. Mais on en arrive à l’éternelle question : Peut-on aussi laisser s’exprimer la voix de ceux qui justement veulent abattre ce système ? »

« Terry, répond Caméo deux jours plus tard, « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » est une phrase de Saint-Just qui a précédé un joli petit nombre d’exécutions. Bien sûr, il y a plus à craindre de cette ordure de Cacoreva que d’autres, mais malheureusement, il y a toujours aussi à craindre des autres. Non, je crois qu’il faut se battre contre Cacoreva illégalement, comme des Guérilleros, ou plutôt comme des comploteurs experts en désinformation. Toutes les méthodes illégales pour combattre Cacoreva sont bonnes, toutes les méthodes légales mauvaises : Ceci est ma Théorie de l’Invisibilité en matière de guerre. » Le terme final semble vite adopté puisque Zgeg-Gueiro, bien que continuant à suivre une pensée différente, l’emploie dès le lendemain dans le mail suivant : « Combattre Cacoreva dans l’ombre, votre Théorie de l’Invisibilité : oui, je suis d’accord avec vous, c’est ce qu’il faudrait faire. Mais il y a un gros désavantage à ce genre de bataille souterraine : apporter de l’eau au moulin de Cacoreva. Cacoreva ne cesse de parler d’un « complot » animé par les partisans de Bensoussan. Agir dans l’ombre, c’est lui donner des preuves de ce complot. »

 

La Théorie de l’Invisibilité a donc une origine politique : il s’agit d’une coupure nette avec les procédés habituels de guerre en époque médiatisé, un combat livré dans l’ombre et avec des moyens, au mieux, strictement illégaux, un retour à l’esprit des services secrets, et même peut-être un souvenir du S.P.E.C.T.R.E. de Ian Fleming. Mais dans le mail suivant, Caméo donne à sa Théorie de l’Invisibilité la touche métaphysique qui va l’amener à son état actuel : non plus simplement une stratégie, mais un art de vivre : « À vrai dire, je me fiche absolument de leur théorie du complot qui soi-disant marche très bien, je ne crois pas qu’elle marche très bien et je suis, tout à fait pour, moi, un complot contre eux quoiqu’ils racontent. Combattre dans l’invisible, c’est, par essence, ne plus devenir qu’une rumeur, une ombre. C’est ainsi qu’ils peuvent affabuler et même parfois dire le vrai, mais ne jamais rien prouver. Qui vous prouve que c’est Caméo Mephen-Little qui vous parle ? Aujourd’hui, nous sommes tous presque totalement immatériels, vous comme moi… Il s’agit de tirer partie de cette immatérialité. »

Cette stratégie invisible renvoie également à celle de Werner Heisenberg durant la seconde guerre mondiale. Il s’agit de sa participation au projet de recherche nucléaire Uranium à partir de Juin 1942. Heisenberg et ses collaborateurs auraient voulu jouer un rôle dominant dans celui-ci afin d’éviter que les militaires n’en contrôlent le développement, retardant ensuite délibérément le projet, alors qu’ils avaient résolu à cette date le problème théorique de la construction de la bombe mais dissimulaient sciemment cette information. La question avait été posé du choix qu’avait fait Heisenberg de ne pas quitter l’Allemagne en 1939 pour s’exiler aux Etats-Unis. Dans un écrit intime de 1947, publié de manière posthume en 1987, Heisenberg établit une distinction entre opposition passive et opposition active.

Heisenberg appelle opposition passive soit l’exil, soit le choix de ne prendre aucune responsabilité dans une politique que l’on ne peut accepter ; et opposition active soit la lutte ouverte contre un régime injuste soit l’acquisition d’une influence suffisante sur les évènements. Heisenberg considère la première comme individuelle, voire égoïste, dictée par le désir de sécurité, la seconde comme inefficace, la troisième comme impossible dans le contexte du régime hitlérien, et la quatrième comme seule valable, même si, vue de l’extérieur, elle ressemble à de la collaboration. Mephen-Little reprend donc cette stratégie à son compte en vue d’établir la base politique de la Théorie de l’Invisibilité. Il s’agit d’une intégration dans les formes du lieu que l’on a décidé de détruire, de l’acquisition d’une influence suffisante sur les évènements pour ensuite décider d’enrayer ou d’enclencher un processus par les moyens célèbres de la guerre rhétorique. Connaissant aujourd’hui la division qui s’est effectuée violemment au sein du groupe de pression mené par Jules Q. Cacoreva et qui a permis sa désintégration et le repli de son protagoniste principal dans un autisme des plus inquiétants et inefficaces, on peut se demander si, par hasard, Caméo Mephen-Little n’aurait pas été écouté par quelques jeunes guérilleros bien intentionnés et doués, ayant décidé d’incarner, malgré tous les risques que cela comprenait, la stratégie de l’invisibilité. Cette hypothèse, en tous cas, expliquerait bien des choses.

 

Dans les entretiens avec le journal Der Spiegel publiés après sa mort en mai 1976, Martin Heidegger prononce une de ses plus célèbres phrases : « Seul un dieu pourrait nous sauver. » Cette idée est développée par son auteur dès la phrase suivante : « Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l’apparition du dieu ou pour l’absence du dieu dans notre déclin ; que nous déclinions à la face du dieu absent. » Le journal insiste : « Croyez-vous que nous pouvons penser ce dieu de manière à le faire venir ? » Mais Heidegger reprend et répète : « Nous ne pouvons pas le faire venir par la pensée, nous sommes capables au mieux d’éveiller une disponibilité pour l’attendre. »

La phrase de Heidegger a la sens d’un démenti. Le penseur souabe dément la capacité de la volonté humaine de donner un cours différent au devenir de la métaphysique, et à sa fin : la cybernétique. Si l’indisponibilité est la vérité de l’étant actuel, la disponibilité est ce qui arrive mais sans dépendre de notre vouloir. Elle dépend de l’homme, cependant. Mais elle dépend de ce qui, en l’homme, se déploie librement en dehors de la « volonté » comme socle : à savoir le délaissement.

Dans un mail à Zgeg-Gueiro daté de novembre 1996, Mephen-Little parle de l’époque actuelle comme de celle où tout serait « non sujet à doute, à remise en question, mais à fuite, à refus, à crainte, à rejet. » Mephen-Little prévoie, annonce plusieurs générations à cet exemple : entourées d’un halo de haine de soi et du monde, vides d’intention et de possibilités, et mourant très jeunes ou vieillissant très vites, ne connaissant de la vie que l’adolescence et la sénilité. Pour exprimer le plus proche de la sensation, l’homme doit toujours se tenir à la frontière du silence ou de l’illisibilité, parce qu’il doit également faire reculer « les limites de l’expression » pour toucher la sensation la plus nue, celle dans laquelle les tendances d’auto-représentation de l’homme n’ont pas encore définitivement obstrué son aptitude à penser le devenir. L’homme doit donc redevenir un « modulateur de silence ».

Et Mephen-Little d’ajouter, inspiré sans doute par Cézanne : « La création procède par vides : au départ le livre de la vie est plein. On doit laisser passer le silence, laisser là où la vie l’a omis, le Rien filtrer le Tout. Les penseurs demi-habiles ne font que remplir. Jamais ils ne se taisent. Un jour je me tairais. Mais pas avant d’avoir dit. Le silence est un avoir-parlé. Sinon il n’est rien : c’est encore le Néant, pas encore le désert. L’outre-humain en nous ne tend qu’au silence d’après la Grâce. Les autres sont des silences de vanité. Ca ne veut pas dire que ça n’est pas : cela, c’est le positivisme qui nous le fait croire. Ca ne veut pas dire que ça est : cela, c’est la positivisation du négativisme qui nous le fait imaginer. »

La positivisation du négativisme est une expression du professeur Eric Bensoussan, maître adoré de Mephen-Little comme de Zgeg-Gueiro. Dans un entretien avec l’auteur, M. Bensoussan a accepté d’expliquer son terme pour le moins énigmatique : « Par positivisation du négativisme, dit-il, j’entendais une forme étrange que peut prendre la pensée négative, c’est-à-dire celle qui est d’ordinaire acharnée à saper les principes premiers, proche en cela de la théologie du même nom – et pour laquelle on ne peut s’empêcher d’avoir une sympathie, parce que c’est une chose bien passionnante que de tout remettre en cause… Mais voilà, à un moment de l’argumentation, le sapeur se met à affirmer, alors qu’il disait que tout est faux, que la proposition « tout est faux » est absolument vraie… Et là, vous avez la positivisation du négativisme qui entre en scène si vous voulez… C’est-à-dire que le penseur va extraire son discours du champ critiqué, le mettre à l’extérieur, mais à ce niveau là, c’est à l’extérieur du monde même et il se met à rendre vrai tout ce qui était là pour montrer la fausseté du vrai, voilà… »

Refuser de positiviser le négativisme serait, pour Mephen-Little, accepter un retard à l’œuvre dans la pensée, et peut-être même un abîme. La disponibilité mephen-littleyenne se double d’une fugue dans l’immédiateté de prononciation. Ce qui place au cœur de sa pensée le secret : « Le secret en art est ce qui se dérobe continuellement à nous, écrit encore Mephen-Little à Zgeg-Gueiro. Je suis amoureux parce qu’il y a un secret. C’est ce qu’on ôte ou qu’on a ôté qui créée la séduction. Quand je pense à l’horizon par ma sensation, que j’essaie de me fixer un but, je vois le désert. Le désert est l’ultime, le paroxysme. Après, il n’y a rien. »

On le sait : le style épistolaire de Mephen-Little se fait volontiers obscur et prophétique. Dans un des passages les plus étranges du mail en question, Mephen-Little écrit : « L’œil lance dans son regard un jet aveugle qui lui occulte la présence et créée une blessure. Le monde est magie noire. La société est envoûtement. Nous naissons dans le mal. » Mais la réaction de Zgeg-Gueiro n’est pas moins étonnante. Déjà, les réserves de Terry, lors de l’établissement sur des bases stratégiques de la Théorie de l’Invisibilité, avaient laissé apparaître des jugements beaucoup plus mesurés que ceux de Caméo. Mais, après la lecture de cette dernière lettre, Zgeg-Gueiro s’inquiète carrément. Son ami serait-il fou ? Ou bien ce qui était en germe dans sa pensée se serait-il orienté vers la plus néfaste des directions possibles ? Enfin, le plus important, Mephen-Little ne serait-il pas en train de quitter le terrain du dialogue ou de l’échange ? En d’autres termes aurait-il été victime du ravissement à l’œuvre dans sa propre réflexion concernant l’indisponibilité de l’âme humaine contemporaine ? Sa pensée sur l’indisponibilité ne devient-elle pas, à son tour, indisponible ?

« La société est envoûtement. Nous naissons dans le mal : Ce sont des postulats inattaquables chez vous ? demande Zgeg-Gueiro dans un mail daté du 27 février. Une position idéologique obligatoire ? Il me semble que vous partez du principe que notre société est malade et en décrépitude, et que cette pente est de plus en plus aiguë... Personnellement, je suis mal à l’aise devant un tel état d’esprit, je n’arrive pas à le partager, il me semble être en partie nourri par la peur de ce qui est nouveau. Mais je ne fais jamais confiance à la peur pour guider mes opinions. Ca me fait penser à la critique du monde moderne de Guénon, aux anti-progressistes, toutes personnes totalement à côté de la plaque (...) » Et Mephen-Little ne facilite pas les choses lorsqu’il lui renvoie, dans l’heure qui suit, le mail suivant : « C’est pour le moins sensé que le monde soit magie noire : n’importe quelle tribu démarre comme ça, dans un bain de sang et de magie noire. Il n’y a pas de peur de l’avenir là-dedans... N’êtes-vous pas plus peureux, vous, de dire « Je ne cède pas à la peur » et de prendre tant de réserves de prudence par rapport à un précepte qui n’est pas une impression de décrépitude mais une position fondamentale de notre univers ? C’est au contraire la peur qui crée des visions optimistes, euphorisantes, tournées vers l’Avenir. Donner une couleur à la magie du monde n’est pas une revendication mais plutôt un regard jeté vite et blessé que j’ai au moment où j’écris. Je veux bien être pendu si quelqu’un meurt à cause de ça. »

La difficulté d’analyse de cet échange vient que, à un niveau fondamental, Mephen-Little et Zgeg-Gueiro placent les mêmes forces à l’œuvre dans le jeu du monde : la peur et la connaissance. Cependant, et c’est le moins qu’on puisse dire : ils ne la décèlent pas aux mêmes endroits dans l’ordre du discours. Chez Zgeg-Gueiro, tout « prophétisme » serait de l’ordre de la peur qui engendre les fantômes du cauchemar. Chez Mephen-Little, la peur est à l’œuvre dans le discours mesuré, et dans une certaine forme d’optimisme qui tenterait d’évacuer la possibilité des catastrophes. On voit aussi une divergence quand à leur méthode de connaissance : le regard de Mephen-Little est tourné vers l’originaire, le commencement ; celui de Zgeg-Gueiro vers l’aboutissement, le final. Zgeg-Gueiro reprocherait à Mephen-Little de regarder en arrière, d’être un passéiste ; Mephen-Little répondrait à Zgeg-Gueiro qu’on ne peut commencer en oubliant le commencement. Mephen-Little est l’homme des départs ; Zgeg-Gueiro, celui des arrivées. Pour Zgeg-Gueiro, la vérité est impossible à trouver ; pour Mephen-Little, ce qui est impossible à trouver est la vérité.

Bien sûr, la disparition de Caméo Mephen-Little lors d’un accident de voiture en Mars 1997 sur la route de La Napoule ne facilitera pas la popularisation de la Théorie de l’Invisibilité. De même que le silence de son ami Zgeg-Gueiro, vivant aujourd’hui au Mexique avec sa femme Arsinoé. Car, si Mephen-Little a élaboré la Théorie de l’Invisibilité, Zgeg-Gueiro au contraire l’a endurée et vécue. Si Mephen-Little a rendue l’énoncé de sa théorie visible, Zgeg-Gueiro au contraire l’a gardée invisible. Si Mephen-Little a prêché le non-systématique, Zgeg-Gueiro n’a construit aucun système et n’a fait aucune prêche. L’auteur de la Théorie de l’Invisibilité ne peut donc raisonnablement être ni l’un ni l’autre, mais un tiers, construit dans l’échange entre les deux hommes, en perpetuum mobile, un Tout supérieur à l’addition des deux parties. De nos jours, à Paris, les Gentlemen Invisibles tiennent des propos qui semblent être le développement même de la pensée de Mephen-Little et de Zgeg-Gueiro.

Preuve que, malgré la mort du premier et le silence du second, l’un comme l’autre ne cessent de hanter nos contemporains.