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Le 2 janvier 1982, six mois après l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, la télévision française diffuse le troisième épisode de Droit de Réponse. L’émission de Polac, enregistrée en direct, est consacrée à l’arrêt de la publication de Charlie Hebdo. Elle semble alors construite à mi-chemin du traquenard et de la tragédie. Le personnage joué par Polac y semble moins soucieux de sauver Charlie Hebdo que d’entériner un état des choses : la mort de l’esprit Hara-Kiri. Toute l’équipe y est reléguée en fond de salle et réduite au silence. Ceux qui parlent, ce sont d’abord les autres, et surtout Jamet et Kahn qui squattent le temps de parole de leur rhétorique creuse proverbiale ; et puis une poignée de jeunes lycéens incolores, qui trouvent leur époque formidable. Ceux qu’on voit, ce sont ensuite les stars : Desproges, Gainsbourg, Renaud… Mais ils sont trop inconscients pour mesurer le sens de ce qu’ils sont en train de vivre. Il y a enfin quatre figures qui sortent des vapeurs et de la fumée : Cavanna, accablé par la mauvaise conscience, qui se prend la tête dans les mains comme un assassin de Dostoïevski. Puis le Professeur Choron, errant dans les coins du décor et hurlant sans micro, qui semble être le seul à saisir l’abjection absurde dans laquelle ils sont tombés. Il y a Jean Bourdier de Minute à qui Siné décide de casser la gueule : offrande expiatoire permettant pour la société française la remise sous tutelle de l’esprit d’anarchie. Il y a enfin l’entrée en scène de Bernard Tapie, alors jeune patron de Manufrance : monstre froid qui nous vient de l’avenir. Lui, personne ne saisit alors qu’il est leur véritable fossoyeur. Même pas l’équipe d’Hara-Kiri, qui croit alors voir un mec plutôt sympa, le « patron de gauche qui montre que le monde a changé » – et non l’incarnation de ce nouvel Occident, dont le cynisme est redoublé par une grande intelligence publicitaire, et un matérialisme qui ne s’encombre plus des restes de morale chrétienne.

L’esprit Hara-Kiri a disparu d’emblée de la planète Terre ce soir-là, suivant alors de quelques années la disparition de la France d’après-guerre, équilibrée par la polarité entre gauche communiste et droite gaullienne, et trouée en son centre par l’esprit Hara-Kiri. Cette répartition des forces cède alors la place à une « nouvelle société » (Chaban-Delmas) s’alignant sur les décisions internationales – c’est-à-dire américaines – incarnée par le moderne Pompidou, alors percée à jour par les bandes dessinées de Gébé et les films de Jean Eustache, et toujours d’actualité aujourd’hui, renouvelée et renforcée par la présidence de Mitterrand comme celle de la petite marionnette cassée actuelle (et dans les casting desquels on retrouvera, sans grande surprise, les mêmes acteurs : Attali, Kouchner, Minc, Séguéla). Bref, ce qui disparaissait, en même temps que nous entrions dans notre nouvelle époque, c’est un humour jaune, à la fois ringardisé par des adversaires sachant cyniquement parler le langage de la provocation « bête et méchante » (de Tapie à Besson), et récupéré par des gagmen de moins en moins intenses, de plus en plus infantiles, et limités dans leurs visions comme dans leurs expressions (de Canal + à Ruquier). À partir de la nouvelle donne politique et sociale inaugurée par le second choc pétrolier et validée par la focalisation des pouvoirs occidentaux sur les « relations publiques » (impliquant une mainmise d’autant plus violente sur les vies des hommes qu’elle se double d’une apparence « cool », « sensible » et « tolérante »), l’humour n’était certainement plus une arme pour lutter contre l’Etat ou susceptible de déstabiliser le monde politique, il devenait – des Bronzés à Philippe Val – la pilule pour nous faire avaler les pires décisions venues d’en haut.

Il y a deux types de rire ; il y a toujours eu deux types de rire. Il y a un petit rire qui naît de la soumission aux limites, de l’acceptation de l’état des choses, et qui se nourrit d’une tolérance extrême aux visions les plus réductrices de l’homme : moi, le sens commun, je réduis à néant tout ce qui me dépasse d’une tête. Et puis il y a un grand rire qui naît de la confrontation à l’illimité. Un grand rire qui naît de la mise en pièces de nos déterminations et de nos conditionnements. Le rire que provoquait Choron était un grand rire. Le Professeur Choron était un samouraï : une figure théâtrale quasi-japonaise de violence et de distinction, un homme dont le calme angélique était à tout instant susceptible de basculer dans la barbarie dévastatrice et splendide. Le rire que provoquait Choron allait si loin dans l’absurdité de l’existence humaine qu’il en apparaissait presque comme le contraire : du premier degré, plus fou et plus violent encore que tous les degrés qui suivent. De l’humour construit dans et par la haine de l’« humour » : ce truc petit-bourgeois qui sert à masquer le conformisme le plus crasse. La force d’Hara-Kiri fut d’avoir nourri en son sein le premier degré le plus total (Choron) et l’ultime finesse de la folie la plus délicatement concentrée (Gébé). Il fallait Choron comme figure de proue pour abriter un navire d’intelligence et de sensibilité comme l’œuvre incomparable de Gébé. Car si Hara-Kiri était un trou dans la France des années 60 à 80, Gébé était à son tour un trou dans Hara-Kiri. Et comme le trou d’Une Sale Histoire de Jean Eustache, il préexistait à la construction du bâtiment qui l’abritait. C’est comme si ça ne fonctionnait que pour le trou.

Sauf qu’un jour, le trou est devenu si grand, et si profond, que les hommes infâmes en repérèrent les contours et cessèrent de tomber dedans. De 1982 à 2010, vingt-huit longues années auront été nécessaires pour nous faire comprendre que non, l’humour n’était plus une arme, et que, bien loin d’ébranler le pouvoir, il pouvait désormais lui servir de caution « démocratique ». La forme privilégiée du « chroniqueur », mi-humoriste, mi-valet du pouvoir, nul en tout mais présent partout, ne sachant rien faire mais parlant très fort tout le temps, en est la preuve. Aujourd’hui, peu importe leurs cursus de départ : que ce soit Guillon, Zemmour, Steevy, Fourest, Vandel, Alévèque ou Elizabeth Lévy : ce sont tous des chroniqueurs, c’est-à-dire des humoristes braillards et infantiles, incapables de saisir ce qui les conditionne et les détermine, et incapables de confronter leurs limitations à une force illimitée susceptibles de tout détruire, eux compris. Il faut remercier ici Philippe Val, dont la seule ligne politique depuis sa plus sombre jeunesse aura été la Haine de Choron, et dont toutes les ridicules gesticulations ou génuflexions (de ses médiocres duos gauchistes avec Font à son ralliement à Bernard-Henri Lévy comme à son atlantisme délirant, de son renvoi brutal et injuste de Siné il y a deux étés – poussant un des plus grands dessinateurs du XXe siècle à créer un des hebdomadaires les plus grisâtres du XXIe – jusqu’à son rôle de patron zélé de France Inter) auront été, assez admirablement d’ailleurs, d’empêcher de toutes ses forces l’esprit Hara-Kiri de renaître en France entre les années 90 et nos jours. Sinistre quand il faisait le patron de Charlie Hebdo obsédé par les méchants barbus, il est devenu hilarant en patron d’Inter virant tous les comiques dès qu’ils se moquaient de son « principal actionnaire ». Peu de gens comprennent à quel point Val nous aura été indispensable : grâce à lui, aucun pseudo-choronisme n’aura pu naître pour faire croire à la perpétuation d’une telle grâce en mouvement. Grâce à lui, personne n’aura pu nous faire croire que c’est avec les tactiques d’hier qu’on mène les guerres d’aujourd’hui. Choron et Gébé auront été les Imams admirables de l’après-guerre. Mais s’ils doivent nourrir notre rage d’en finir avec ce monde mauvais, s’ils fournissent éternellement le lait et le miel nourrissant notre insoumission systématique, ils ne peuvent plus ourdir la machine infernale qui mettra en pièces l’ordre des choses. Cette machine, c’est à nous de l’inventer. D’une puissance illimitée pour détruire les impostures pompidoliennes ou giscardiennes, les hommes de Hara-Kiri auront été mille fois moins forts pour analyser les nouvelles formes de violence incarnées par Mitterrand et son staff de nouveaux brigands, formés aux « relations publiques », roués aux ruses de l’auto-dérision et de la provocation. Taper sur les flics, les curés ou les barbus quand les véritables oppresseurs de nos âmes sont des annonceurs à grand sourire, des patrons de multinationales et des hommes de médias glissants comme des poissons : non. Mais surtout, on ne peut pas leur taper pareil. Jouer la carte de la violence anarchique quand le pouvoir est représenté par des boulangères (Nadine Morano) ou des profs de natation (Frédéric Lefebvre), ça ne veut plus rien dire. Regardez Michèle Alliot-Marie auprès de Gerald Dahan lors de son ultime « pastille » sur Inter : Qui est hilarant ? Lui ou elle ? Et y a-t-il un imitateur susceptible de renchérir sur le phrasé émietté, cocaïné et maffieux, du président au salon de l’agriculture ? Un monde où l’homme politique est plus caricatural que sa caricature est un monde que l’humour est radicalement impuissant à détruire.

Il faut renoncer à l’humour, quand l’humour est une arme qui ne blesse plus personne. Il faut renoncer à l’humour, quand le rire qu’il provoque n’atteint plus sa cible. Il faut renoncer à l’humour, s’il ne provoque plus que le petit rire de l’acceptation des choses. Il faut renoncer à l’humour, mais c’est pour que naissent à nouveau les grands rires qui ébranlent les montagnes, les grands rires qui provoquent des ouragans, les grands rires qui détruisent les formes de vies les plus tristes et les plus limitées. Il faut renoncer à l’humour, mais parce que quelque chose de bien plus fort et bien plus drôle nous attend désormais.

Mais, tout d’abord, il faut laisser mourir un à un les humoristes.