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Bien sûr, les Beatles sont le groupe de pop music le plus magique de tous les temps et l’un des plus mystérieux miracles de l’Histoire de l’Art. Il suffit d’écouter « Tomorrow Never Knows » ou « Lucy in the Sky with Diamonds » et la douce couleur de saphir oriental de la musique pop se déploie à nouveau, épiphanique, tournant et tourbillonnant dans l’âme de l’auditeur ému. Mais les Beatles ne sont pas que cette très grande merveille de la culture populaire ; c’est également un invraisemblable imbroglio de mythes et de soupçons. Et l’accumulation de légendes urbaines, loin de parasiter le plaisir que nous procure leurs disques, les épice au contraire de tout ce que l’humanité a pu rêver en phosphorant sur leur art. Shakespeare et Dante ne seraient pas Shakespeare et Dante sans toutes les hypothèses, farfelues ou moins farfelues, accumulées autour de leurs œuvres. Et derrière chaque délire d’interprétation concernant un épisode de la Geste des Beatles, se cache peut-être une révélation en suspens, qui n’attend que notre regard amoureux pour surgir.

 

1 – LE MYTHE DE LA « CAVERN »

Les Beatles commencent leur histoire au sein d’une crypte. Cette crypte, c’est la Cavern de Liverpool, qui ouvre ses portes en janvier 1957 dans les sous-sols d’un entrepôt de Mathew Street. Ce n’est que quelques mois plus tard que The Quarrymen, le groupe de John Lennon (17 ans), l’investit pour la première fois. En août 1961, les Beatles y jouent tous les jours. C’est là que leur manager, Brian Epstein, les déniche et ils s’y produiront près de 300 fois jusqu’en 1963, voyant leur public grossir un peu plus chaque soir, jusqu’à ne plus pouvoir s’y engouffrer, comme la cabine des Marx Brothers dans « Une Nuit à l’Opéra ».

La Cavern métaphorise les Beatles dès leur création : centre initiatique souterrain et symbole du dépôt de la vérité cachée, elle renvoie également à la Caverne de Platon, allégorie des hommes vivant dans l’ignorance et accédant avec difficulté à la lumière de la connaissance ; enfin, à la nécessité, lorsqu’on est en présence d’un phénomène populaire aussi évident que les Beatles, d’y reconnaître la présence d’une vérité exotérique (le groupe de rock, évaluable en termes de succès public) et d’une vérité ésotérique (la gnose et l’expérience visionnaire dont il peut être le support). La Caverne ne quittera jamais les Beatles, et se recréera autour de chacune de leurs œuvres. La Caverne est toujours présente, dès que leurs disques ne sont perçus que de façon littérale, et il faut, à chaque fois, faire remonter la dimension poétique de leurs chansons à la lumière pour en retirer leur vérité, toujours incluse. Il faut penser au symbole d’Ibn Arabî : le Coran est comme une amande, et les tenants d’une interprétation littérale se contentent de l’écorce, tandis que le gnostique va chercher le fruit. La discographie des Beatles est le Coran de la pop music. Ceux qui refusent d’interpréter leurs chansons, ceux qui veulent que « le rock soit une musique frivole ou légère », se condamnent eux-mêmes à n’être que des qlippoth, des cosses ou des coquilles vides.

 

2 – LE 5E BEATLE

Comme les trois mousquetaires sont quatre, les Fab Four sont cinq. L’expression a été utilisée si souvent qu’il faut s’interroger sur sa fonction dans la pensée des fans. Beaucoup d’individus ont été considérés comme un 5e Beatle, à commencer par Stuart Stucliff, leur bassiste originel, qui les délaissa à Hambourg ; mais aussi Brian Epstein, leur manager ; George Martin, leur producteur (sans doute la personne la mieux qualifiée à revendiquer ce titre) ; Neil Aspinall ; Derek Taylor ; Billy Preston… Et pourquoi pas Yoko Ono ou tante Mimi ? Il a fallu beaucoup de gens pour faire les Beatles, beaucoup plus que cinq. Il a fallu des solitaires comme s’il en pleuvait : Eleanor Rigby, le Père McKenzie, Lucy, Monsieur Kite, Henry le Cheval, Docteur Robert, Rita, Prudence, Martha, Pam, Sadie, Maxwell, Bungalow Bill, sa mère… La « Parade des Cœurs Solitaires » est l’image de la création collective des Beatles. Mais cette réalité collective réussit toujours à se réfracter comme un diamant dans cet étrange quatuor.

De « Baby You’re A Rich Man » à « Carry That Weight », en passant par « Within Or Without You » et « Come Together », le 5e Beatle est la Question des Beatles. Le 5e Beatle, c’est leur auditeur, à partir du moment où il créé une relation poétique à leurs disques. Toutes les chansons des Beatles s’adressent au 5e Beatle dans l’objectif de lui dire qu’il est et qu’il n’est pas ce 5e Beatle. Toutes s’adressent à lui pour lui dire que, dès qu’il croit qu’il est ce 5e Beatle, indépendamment de tous les autres, il ne l’est plus du tout. Sans aller jusqu’à accomplir ce paradoxe rhétorique avec la même folie que Carly Simon, leurs chansons fonctionnent comme des « You’re So Vain » : « Tu es si vaniteux que tu crois que cette chanson s’adresse à toi. » (plus grand mindfuck de la pop music EVER). les chansons des Beatles diraient plutôt : Cette chanson ne s’adresse à toi qu’en tant qu’elle ne s’adresse pas à toi ; c’est en tant que tu atteins ta propre dimension impersonnelle, que tu fais Un avec le monde, qu’elle t’es personnellement adressée.

« Lis le Coran comme s’il n’avait été révélé que pour ton propre cas » conseillait Sohrawardî. Il faut écouter les chansons des Beatles comme si elles ne s’adressaient qu’à nous. Il faut écouter les chansons des Beatles comme si elles ne s’adressaient qu’au 5e Beatle qui sommeille en chacun de nous et qui doit apparaître, prêt à accomplir la transfiguration du monde dont leurs disques portent la marque prophétique.

 

3 - DE L’AUTRE COTE DU DISQUE

En avril 1966, sur la chanson « Rain », les Beatles incorporent pour la première fois une voix inversée. Les Beatles ne s’arrêtent pas là : solo de guitare inversé sur « I’m Only Sleeping » et cymbales sur « Strawberry Fields Forever ». C’est l’époque où McCartney fréquente Burroughs, et discute avec lui de la direction que devrait prendre le rock, relativement aux possibilités offertes par les progrès technologiques. L’appétit pour l’expérimentation de Paul se réfracte dans l’ambition poétique de John, disciple de Lewis Carroll. Dans « De l’autre côté du miroir », Alice découvre un poème renversé, « Jabberwocky », mais qui, une fois remis à l’endroit, est tout aussi mystérieux qu’avant. Visiter l’autre côté du miroir, faire jouer les instruments à l’envers, c’est comme prendre des drogues : ça relativise le sentiment de la réalité objective et autorise une poétisation de celle-ci. Ni plus ni moins. Ce n’est pas en se droguant que Lewis Carroll a eu cette vision logique et paradoxale mais en observant sa jeune amie Alice Liddel une pomme dans sa main droite, de ce côté-ci du miroir, comprenant instinctivement que la pomme de sa main était également à droite de l’autre. « Comment as-tu fait pour voir ça ? » demanda Carroll impressionné. « Parce que si j’étais de l’autre côté du miroir, à cet instant, la pomme serait toujours dans la même main » répondit la petite fille.

À l’instar d’Alice, à travers l’utilisation de bandes inversés, les Beatles ne montrent pas un monde renversé. Ils montrent un monde où, de l’autre côté du miroir, c’est exactement comme ici. Notre regard, par contre, a changé. Ce que les Beatles apprennent à leur auditeur, c’est qu’il n’y a pas plusieurs mondes, mais un seul monde vu par différentes qualités de regard. Voir un monde avec mille yeux, l’écouter avec mille oreilles, c’est l’ambition de la musique des Beatles.

 

4 – NI DIEU NI DIABLE

Le diable ayant été assimilé depuis le XIXe siècle à un « dieu à l’envers », les bandes magnétiques inversées se transforment très vite en indices de l’affiliation « satanique » d’un groupe, et les Beatles se retrouvent au centre de la polémique. Il n’y a qu’à lire la prose de Mgr. Balducci, important théologien moderne, pour s’en rendre compte : « Le rock satanique apparaît en 1968 avec « L’Album Blanc du Diable des Beatles » (sic) qui comporte deux morceaux : « Revolution n°1 » et « Revolution n°9 ». Dans cette dernière chanson on constate, pour la première fois dans l’histoire du disque, l’introduction de messages subliminaux, destinés à transmettre l’évangile de Satan. La formule ayant réussi, le rock va désormais marcher tout droit vers la perversion diabolique. »

On peut se moquer de Balducci mais il n’y a pas de fumée hérétique sans feu mystique. Ce feu, ce sont les paroles de Lennon à la journaliste Maureen Cleave en mars 1966 : « Le christianisme s’en ira, se dissipera, rétrécira. Pas de discussion possible. J’ai raison et cela sera prouvé. Aujourd’hui, nous sommes plus grands que Jésus-Christ. Jésus était très bien, mais ses disciples étaient épais et ordinaires. » À partir de ce moment, les Beatles seront considérés par le christianisme institutionnel comme des ennemis objectifs. À l’exaspération catholique du Vatican succéderont les foudres protestantes du Ku-Klux Klan, et les grands bûchers, à la Savonarole, où les jeunes repentis viendront brûler leurs disques. John Lennon remettra plusieurs fois le couvert : il jouera de son identification christique dans « The Ballad of John and Yoko » où il chante : La façon dont les choses évoluent, ils finiront pas me crucifier. Mark David Chapman, son assassin, qui voulait le remplacer et devenir « le vrai Lennon » basculera dans le christianisme hardcore une fois en prison, se déresponsabilisant partiellement de son geste. Jusqu’au soir du 30 décembre 1999, où George Harrison sera frappé de plusieurs coups de couteau à la poitrine, dans son lit, par Michael Abram, un fanatique chrétien considérant le 3e Beatle personnellement responsable de la déchristianisation galopante de l’humanité et de son basculement dans le paganisme oriental.

En réalité, comme tous leurs auditeurs ont pu le vivre, la musique des Beatles est très loin du diable, aussi loin du diable que du dieu chrétien. La musique des Beatles est gnostique. Ce qu’elle cherche à développer, c’est le Dieu Intérieur, le Soi des Hindous, l’Adam Kadmon des Kabbalistes ou l’Homme Intégral des Soufis. « Il me semble que les seuls Chrétiens dignes de ce nom étaient (sont ?) les gnostiques, dira Lennon, qui croient en la connaissance de soi, c’est-à-dire en la nécessité de devenir des Christ, de trouver le Christ qui est en soi. »

 

5 – LE THEATRE DE LA POP

La pochette de « Sgt. Pepper » opère une sélection dans l’histoire de l’humanité, et décide des individus qualifiés pour composer leur parade sauvage. Karl Marx, Carl Gustav Jung, Marilyn Monroe, Lewis Carroll, William Burroughs, Laurel et Hardy, Mohamed Ali font partie de celle-ci. La pochette de « Sgt. Pepper » est le complément du disque. Elle informe l’auditeur de ce qui est considéré comme pertinent dans l’objectif d’accomplir la « sortie de la civilisation » dont le disque est la promesse. Cette sortie – un Paradis sur Terre – est un Royaume à la fois intérieur et extérieur. Les pochettes dessinent le sentier divin dont les chansons seront l’eucharistie. À leur auditeur, les Beatles ne cessent de dire, comme le Christ à Thomas de l’évangile apocryphe : « Celui qui s’abreuvera à ma bouche deviendra comme moi, et moi aussi je deviendrai comme lui, et les choses cachées se révéleront à lui. »

La fonction de cette pochette est la même que celle du Théâtre de la Mémoire, ce théâtre d’images et de symboles édifié par Giulio Camillo pour François Ier sur les règles de l’Ars Memoria. Pur produit de la Renaissance hermétique et magique du XVIe siècle, le Théâtre accueillait un spectateur chaque fois unique, et, le confrontant à une gigantesque machine d’images pivotantes, de la taille du théâtre de Vitruve, provoquait en lui une anamnèse de l’Histoire universelle. « Il faut savoir, dit Camillo, que dans la grande machine de mon Théâtre se trouvent, disposés en lieux et en images, tous les lieux qui peuvent suffire à rassembler et gouverner tous les concepts humains, toutes les choses qui existent dans le monde entier. » En étalant son tableau généalogique comme un Zodiaque entourant les Beatles, avant et après leur transformation en « Êtres de Lumière », la pochette du disque donne également à son auditeur la clé pour voyager dans le Monde de l’Âme.

La pop culture, le Paradis sur Terre, c’est une idée qui a traversé l’Histoire et s’incarne temporairement dans les Beatles, mais c’est pour infuser la totalité de nos activités et de nos pensées. Et « Sgt. Pepper » est la manifestation d’un espace intérieur lié à la mémoire de l’humanité, dont la représentation aux propriétés magiques est supposé en faciliter la réalisation intérieure : l’anamnèse.

 

6 – LA MORT N’EST PAS UNE FIN

Le 17 Septembre 1969, le journal de l’Université de l’Iowa publie un article intitulé « Is Paul McCartney dead ? ». On y expose l’hypothèse selon laquelle le bassiste aurait trouvé la mort lors d’un accident de voiture le mercredi 9 Novembre 1966 aux alentours de 5 heures du matin. Auparavant, il aurait pris en stop une ex-contractuelle nommée Rita. L’accident l’aurait défiguré et les trois autres Beatles se seraient empressés de le remplacer par un sosie  nommé William Campbell. Quelques jours plus tard, un lecteur rapporte cette théorie à Russ Gibb, DJ d’une radio de Detroit ; et le 12 octobre, après avoir lui-même vérifié les éléments cités, Russ révèle alors ce qu’il estime être le véritable projet de « Sgt. Pepper » : relater les circonstances de la mort de Paul. Selon cette hypothèse, la fanfare de la pochette est un cortège funèbre et la basse composée de fleurs une couronne mortuaire. On place un miroir au centre de l’inscription « Lonely Hearts », placé au cœur de la pochette, et on obtient : « I-ONE-I-X-HE-DIE » De l’autre côté, Paul nous tourne le dos. Sa tête traverse les mots « Within or Without You » tandis que le pouce de George est dirigé vers la première ligne des paroles de « She’s Leaving Home » : « Mercredi matin à cinq heures alors que le jour se lève ». Sur l’image de la pochette intérieure, Paul est accroupi et porte un brassard avec l’insigne O.P.D. : Il faut lire « Officially Pronounced Dead ». Le disque s’achève par une petite boucle étrange et inquiétante, démarrant par un éclat de rire. Il faut tirer de ce chaos de voix la sentence : « Will Paul be back as a superman ? » (Paul ressuscitera-t-il en surhomme ?). Et ça continue comme ça sur « Magical Mystery Tour », « White Album », enfin « Abbey Road » sur la pochette duquel Paul, pieds nus, ne marche pas à la même cadence que le reste du groupe… L’émission est submergée d’appels ; d’autres stations de radio relayent la légende. Une société est créée, « Is Paul McCartney Dead ? » pour collecter des indices et reconstituer la totalité de l’histoire. Dix jours plus tard, un article à ce sujet paraît dans « Times », et on insiste même pour que McCartney fournisse un passeport de 1965 afin de vérifier ses empreintes actuelles.

Ce que veut dire le mythe de la mort de Paul, c’est que, en trois ans (66-69), les Beatles ont tellement changé qu’ils ne peuvent plus être les mêmes aux yeux des fans. L’habitude perdue de leurs uniformes, l’incongruité de leurs moustaches, leur aliène alors un public totalement dévoué à leur apparence extérieure : vêtements et « identité » musicale. La mort de Paul, c’est la haine de la dimension ésotérique naissant à la surface de la musique des Beatles, mais donnant naissance à un occultisme paranoïaque. Avec « Sgt. Pepper », les Beatles présentent à leur auditeur une gigantesque roue de métamorphoses ; un tour magique & mystérieux. Mais c’est l’auditeur qui se voit incapable de se métamorphoser à son tour, et les met à mort par vengeance de ne pouvoir être à la hauteur de tant de beauté.

 

7 – LA POMME DE DISCORDE

Lorsque les Beatles apprennent que leur capital peut être, soit investi dans la création d’une entreprise, soit dilapidé en impôts, ils décident de créer une entreprise : Apple Corps. Avec ses nombreuses subdivisions expérimentales, leur ambition est d’apporter leur aide à tout artiste voulant lancer un projet de valeur et se retrouvant sans ressources. La boutique de mode ouverte en décembre 1967 est une catastrophe : fermée au bout de six mois pour gestion désastreuse. La section « Electronics » est confiée à Alex Madras qui prétend construire le premier « 72 pistes » de l’Histoire dans les sous-sols de la société, mais ne prévoit rien pour le câblage, ni pour l’insonorisation. Seul Apple Records survivra à l’entreprise, produisant les disques du groupe, puis les albums solos de ses membres. Mais la compagnie devra combattre sans interruption son homonyme, fondée en 1976 par Steve Jobs : Apple Computer.

Apple, c’est le fruit de la connaissance (pop psyché, 67), et la pomme de discorde (punk, 76). Si le nom et le logo proviennent du tableau de Magritte acquis par Paul McCarney, on y reconnaît, encore une fois, l’ambition à la fois gnostique et égalitaire (la connaissance pour tous) des Beatles. Mais également, la fin prochaine de leur paradis collectif, la séparation de Paul et John, leur chute dans l’Histoire. C’est le fruit de l’arbre composé de toutes leurs chansons, mais qui, une fois mûr, devra nécessairement tomber. Pourquoi ? Parce que, comme le chantera George Harrison : « All Things Must Pass ».

 

8 – L’APOCALYPSE SELON CHARLES MANSON

Nous sommes en 1969. Au sein d’un ranch californien, un certain Charles Manson dirige « The Family », un gang d’une quarantaine de weirdos intéressés par la subversion (Bobby Beausoleil était l’amant de Kenneth Anger ; Susan Atkins a fait partie de l’entourage d’Anton LaVey). Epaulé par ses exégèses personnelles du « White Album », il les prépare à une guerre planétaire nommée « Helter Skelter ». Dans « I Will », les Beatles chantent : « Et quand finalement je te trouverai / Ta chanson remplira l’atmosphère / Chante-la fort pour que je puisse t’entendre. » Dans « Honey Pie », les Beatles chantent : « Ma position est tragique / Viens et montre-moi la magie de ta chanson d’Hollywood (…) Traverse l’Atlantique / Pour être là où tu dois être » : Manson l’interprétait comme un appel du pied des Beatles, qui voulaient le voir à Londres, alors que lui, désirait qu’ils le rejoignent dans la vallée de la mort. Manson l’interprétait comme un encouragement de leur part à ce qu’il enregistre un album. « Happiness Is A Warm Gun » était un encouragement pour un armement généralisé en vue de la grande guerre sainte. Les « Piggies » sont tous les ennemis, les capitalistes et les injustes. « Revolution 9 » est une référence cryptée au neuvième chapitre de l’Apocalypse (en anglais « Book of Revelation »), prophétisant les Beatles eux-mêmes, « semblables à des chevaux préparés pour le combat, sur la tête comme des couronnes d’or, leur visage comme des visages d’hommes, leurs cheveux comme des cheveux de femmes, leurs dents comme des dents de lion »… La nuit du 8 Août 1969, Sharon Tate, actrice et épouse enceinte de Roman Polanski, ainsi que ses trois invités, sont assassinés par quatre membres de la Family. « PIG » est écrit en lettres de sang sur sa porte. Le lendemain, deux autres meurtres ont lieu dans un quartier voisin. Les mots « HELTER SKELTER » sont inscrits sur les murs. Manson et son équipe sont arrêtés quatre mois plus tard.

Avec Manson, le rêve gnostique des Beatles se transforme en cauchemar. Charles Manson, c’est ce que l’interprétation des chansons des Beatles peut produire de pire. Tout fait sens dans les disques des Beatles, mais, chez Manson, théologien gonzo, tous les signes ne renvoient plus qu’à l’assomption de son égo personnel, et son auto-divinisation s’accomplit sur un charnier de victimes. Les chansons des Beatles tendent à l’auditeur un sabre indien d’acier précieux, mais Charles Manson l’utilise pour découper de la viande putréfiée. Manson est la pierre d’achoppement pour tout auditeur « gnostique » : il est ce que celui-ci risque de devenir, s’il ne transfigure pas le monde autant qu’il ne s’auto-divinise lui-même.

 

9 – JE EST LE MORSE

La chanson la plus mystérieuse des Beatles est « I Am The Walrus » en 1967. Le Morse est un personnage tiré de « De l’autre côté du miroir » de Lewis Carroll (encore). Le Charpentier et lui sont des séducteurs : ils invitent des huîtres à se faire dévorer par eux. À la fin du repas, le Morse regrette son geste et se met à pleurer. Dans un premier temps, Lennon s’est transposé dans la figure du Morse comme celle d’une star dévorée par la mauvaise conscience : McCartney et lui ont abusé de leur statut de vedettes pour dévorer les petits fans, et il regrette maintenant son geste. Dans la chanson « Glass Onion », il renverse sa proposition : en fait, le Morse, c’était Paul : c’est lui qui a attiré les fans, mais c’est également lui qui regrette.

Mais que dit la chanson ? « Je suis lui comme tu es lui comme tu es moi et nous sommes tous ensemble » Ce qui rappelle, encore une fois, les paroles du dieu gnostique : « C’est moi qui suis en vous et vous êtes en moi, tout comme le Père est en moi et en vous en toute innocence » (« Deuxième Traité du Dieu Seth ») Lennon lui-même l’admettra, en interview (« J’ai dû dire « Je suis le Morse » tellement de fois, que les Beatles et moi-même en avons déduit que cela devait signifier « Je suis Dieu. » ») mais ce sera pour, sur son premier album solo, écrire « God », la pire chanson du monde, celle de tous les renoncements, une chanson désenchantée qui se conclue par : « J’étais le Morse, maintenant je suis John. Mes chers amis, passez votre chemin : le rêve est fini. »

Lennon n’a pas le droit de dire ça. Il n’était pas plus le Morse que vous et moi. Le Morse n’est personne en soi ; c’est toujours moi quand je suis lui et toi quand tu es lui et lui quand nous sommes tous ensemble. C’est l’existence poétique pure ; la poésie comme horizon de la gnose : c’est pour cela que le Morse est Dieu. La chanson « I Am The Walrus » n’est ni de Lennon ni de McCartney, elle appartient à tout le monde. Le Morse, c’est le 5e Beatle. C’est nous, quand nous faisons sortir une chanson de la caverne de son interprétation littérale, l’aidons à traverser le miroir dans les deux sens, sans dieu ni diable, et qu’elle officie comme fruit de la connaissance et théâtre du monde.

« Je suis le Morse » des Beatles veut dire exactement la même chose que « Je est un autre » de Rimbaud. Comme Rimbaud, les Beatles ont assisté à l’éclosion de leur pensée, l’ont écoutée, sont devenus un opéra fabuleux, ont vu que tous les êtres avaient une fatalité de bonheur et ont créé les conditions d’une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or. On devrait traduire « I Am The Walrus » par « Je Est Le Morse ».